À l’excès, à la vitesse, au surréalisme, à la science-fiction et à la fantaisie généralement associés à l’imagerie générée par ordinateur, l’artiste québécois Baron Lanteigne oppose des œuvres critiques, qui racontent moins qu’elles ne documentent un processus de création nourri de mille réflexions, et presque autant d’influences. En voici déjà cinq.
D’un côté, il y a cette œuvre (Nature morte 7), présentée actuellement au macLYON dans le cadre de l’exposition Univers programmé. De l’autre, il y a ce solo show à la Galerie Charlot (Nouvelles vanités), qui transpose les vanités du 17e siècle à la malléabilité du numérique. Une double actualité qui confirme la montée en puissance d’un artiste qui reconnaît évoluer entre le rétro et le contemporain. « Je ne suis pas tellement dans le high-tech », confesse-t-il, comme pour souligner ce qui l’intéresse vraiment : moins l’innovation technologique, ce qu’elle permet en termes de création d’images, que l’exploration du médium, les imperfections qu’il contient. Tout, chez Baron Lanteigne, n’est qu’une succession de questionnements liés à la création, au détournement, à l’archivage et à notre rapport au monde. Avec, en tête, l’envie de se laisser guider pleinement par les œuvres qui l’inspirent. « J’aime tout ce qui est meta ». En voici la preuve.
Brian Eno
« La musique est vraiment ce qui m’accompagne le plus au quotidien. Je travaille en musique, j’en compose, c’est potentiellement l’art qui m’influence le plus. Pourtant, si je dois choisir un artiste, je n’y parviens pas… C’est pourquoi j’ai envie de parler ici de Brian Eno, non pas pour sa discographie, mais pour son approche de la création, qui oscille entre contrôle et émergence. J’ai lu son livre, Une année aux appendices gonflés : journal, au sein duquel il explique qu’il faisait pas mal de Photoshop pour passer le temps, où il parle beaucoup d’art génératif et raconte tout ce qui lui arrive pendant un an.
Surtout, j’ai été marqué par ses concepts d’architecte vs. jardinier et de Genius vs. Scenius, qui consiste à attribuer davantage de crédit à une communauté qu’à un artiste en particulier. Quand on est face à son ordinateur, il est facile de se comporter en architecte, d’adopter une posture d’artiste démiurge capable de tout concevoir, avec une vision claire de l’œuvre finale et une confiance extrême dans sa capacité à exécuter la moindre de ses intentions. À titre personnel, je préfère conserver un rapport intuitif avec le virtuel, me laisser porter par les erreurs, interagir en direct avec les pré-fonctionnalités. Ce qui, si l’on en croit Brian Eno, me rapprocherait plus volontiers de ce jardinier qui plante ses graines et fait du mieux qu’il peut pour voir ses idées germer. »
Jorge Luis Borges
« Contrairement à Brian Eno, que j’ai dû découvrir très jeune grâce à son travail en tant que sound designer pour de vieilles versions de Windows, je ne parviens pas à dater ma rencontre avec l’œuvre de Borges. Ce qui est sûr, c’est que ça ne remonte pas à l’enfance et que, là encore, ce sont avant tout ses concepts qui m’influencent. À commencer par celui présenté dans Funes ou la mémoire (1942), une nouvelle où une personne accidentée se retrouve dotée d’une mémoire absolue. Sauf que celle-ci est tellement bonne et précise qu’elle l’empêche de réfléchir. Ce qui, selon moi, vient dire deux choses essentielles : que l’on a un peu trop tendance à faire confiance à la mémoire, et que l’oubli a totalement sa place dans notre processus de réflexion, qu’oublier certains évènements peut nous permettre d’agir.
À l’ère du tout-technologique, j’y vois une réflexion sur l’archivage numérique, qui se révèle finalement moins pérenne que les livres avec tous ces disques durs qui rendent l’âme… Tout ça pour dire que les propositions de Jorge Luis Borges sont tellement tordues qu’elles m’amènent à penser le monde autrement, voire même à laisser de la place à cette absurdité dans mon travail. »
Fred
« Je trouve que Fred et Borges se ressemblent un peu dans les univers qu’ils développent. La bande dessinée Philémon est d’ailleurs une idée que Borges aurait pu avoir, dans le sens où il y déploie une vision singulière du monde, teintée de naïveté et d’ouverture. Depuis que je suis petit, je lis des BD et j’aime la façon dont Fred brise fréquemment le quatrième mur en rappelant le monde réel, en soulignant la connexion entre le public et l’œuvre. C’est une manière de ne pas prendre les lecteurs pour des idiots, mais aussi de rappeler une chose essentielle : oui, on peut continuer d’apprécier une œuvre une fois qu’on a compris qu’on était face à une elle.
Dans mon travail, je procède de la même façon : je ne cherche pas à cacher la matérialité, je travaille en toute transparence avec les éléments. Il y a l’œuvre, mais il y a aussi tout ce qui la constitue. Chez moi, tout a un intérêt à être montré. Les innovations évoluent si vite que c’est aussi l’opportunité de documenter le moment où nous en sommes technologiquement. »
Davey Wreden
« Davey Wreden est notamment connu pour deux jeux vidéo qui explorent les limites de l’expérience du joueur en jouant avec la perspective et en brisant eux aussi le quatrième mur : The Stanley Parable et The Beginner’s Guide. Ce dernier n’est d’ailleurs pas vraiment un jeu, dans le sens où on ne fait que déambuler dans des mondes et des tableaux très simples. C’est surtout un prétexte pour vivre autrement la narration du jeu vidéo en fouillant dans des prototypes de jeu qu’un créateur un peu timide aurait créé pour lui avant de se perdre dans son ordi. Toute cette notion d’archives et de fouilles me plaît beaucoup. D’autant que, plus on avance, plus on comprend que le créateur n’est pas vraiment quelqu’un d’honnête, et qu’il a comme exploité ses machines pour parvenir à ses fins. Ça fait de The Beginner’s Guide un jeu auto-référentiel, finalement très critique de l’industrie du jeu vidéo.
Quant à The Stanley Parable, j’aime sa façon de jouer sur la perspective, de présenter le travail de bureau comme étant quelque chose de vraiment aliénant. Le délire du jeu me fait penser à la série Severance, mais c’est surtout son concept qui me plaît, cette sensation d’être invité à sortir du cadre. Comme The Beginner’s Guide, The Stanley Parable est un jeu qui parle du médium lui-même, qui plonge au cœur du processus de création et le documente. »
Alex Rutterford
« C’est une grosse inspiration. Il est présent depuis longtemps, mais il reste assez actif sur Insta, en continuant d’être fidèle aux mêmes considérations esthétiques. Pour moi, il est surtout le réalisateur du clip « Gantz Graf » d’Autechre (qui pourrait d’ailleurs être ma sixième inspiration), dans lequel il détourne un logiciel de modélisation 3D mécanique pour créer des animations d’une précision remarquable, fusionnant son et image avec une esthétique toujours influente dans l’art numérique et la performance audiovisuelle. Plus jeune, cette approche m’a marqué, ne serait-ce que pour cette façon de documenter le rapport à l’espace 3D, cette vibration extrêmement précise déclenchée par le son et cette volonté de laisser des traces des outils qu’il utilise. C’est à la fois fonctionnel et hyper esthétique. »
- Nouvelles vanités, jusqu’au 31.05.2025, Galerie Charlot, Paris.