Née en Hongrie en 1924, c’est pourtant depuis Paris, où elle s’installe en 1947 après des études aux beaux-arts de Budapest, que Vera Molnár s’impose comme une pionnière de l’art numérique, option abstraction. Au Transo, à Paris, l’artiste de 99 ans s’essaye à l’IA, réinterprète Melencholia de Dürer et continue d’exprimer son anticonformisme dans ses œuvres ouvertes à l’imprévu.
Au cours des années 1950, lors desquelles elle entame sa carrière, Vera Molnár dénote, surprend, perturbe. Malgré elle, mais aussi un peu volontairement, tant son existence est une série de prises de décisions doucement radicales. À 16 ans, rembobine-t-elle, « je ne croyais plus en Dieu, je ne voulais plus aller à l’église, je ne voulais plus faire du piano, je voulais peindre… » Par la suite, Vera Molnár devient l’une des premières femmes à délaisser ses pinceaux, à détourner l’informatique dans une optique artistique, et à travailler autant avec des intelligences artificielles que des robots.
D’où vient cette envie ? Est-ce pour collaborer avec eux ? Ou dans l’idée de les mettre à son service ? En réalité, la Parisienne d’adoption est tout simplement fascinée par les nouvelles technologies, en qui elle voit d’évidentes alliées pour désapprendre, se défaire de cet académisme d’école qui parasite sa créativité. Or, à l’époque, laisser un ordinateur « créer à sa place » est outrageux. Du moins, en Europe, où son travail sera exposé sur le tard, à l’inverse des États-Unis où elle goûte rapidement à la notoriété, déploie sa vision techno-émancipatrice et démocratise la création numériquement assistée.
Avant même d’introduire l’ordinateur dans sa pratique, Vera Molnár s’amuse déjà à créer des programmes, à inventer des sortes de machines imaginaires en s’imposant des règles, un protocole, un rituel… Quand l’ordinateur est arrivé, en faire un compagnon de route était donc naturel pour elle, quitte à effectuer des motifs en série via des algorithmes basés sur des écritures manuscrites (notamment celle de sa mère, à partir de lettres qu’elles s’échangent, ou d’artistes célèbres…)
Paysages du troisième type
D’un point de vue historique, ses premières recherches portent sur des lignes horizontales censées représenter la nature : terre, lac, herbe… Un geste iconoclaste, et inspiré d’un oncle « peintre du dimanche » qui a dessiné devant elle un arbre d’un seul trait rouge. « Dans son esprit, l’idée a fait son chemin, suppose Vincent Baby, commissaire de l’exposition. Jusqu’à ce qu’elle-même développe un vocabulaire de formes très élémentaires ». Dès 1946, Vera Molnár évolue ainsi vers l’abstraction et réalise une série de dessins intitulée Arbres et collines géométriques. « Elle a un côté constructeur qu’elle casse sans cesse », résume Vincent Baby, qui lui a dédié sa thèse et la considère volontiers comme une « anarcho-constructiviste ». « Sa force, c’est d’insuffler le désordre, de ne jamais être dans ce que l’on attend. Elle ne fait que bouger, accompagner la nouveauté. »
AD.VM.AV.IA. De l’autre côté du polyèdre, jusqu’au 1er juillet 2023, Transfo, Paris.
À 99 ans, Vera Molnár avance encore et toujours avec le même état d’esprit, sans préjugés, revendiquant fièrement le fait d’avoir pluggé son imagination sur un processeur, clamant haut et fort se situer « entre les trois cons » : soit les « computer », les artistes concrets et les conceptuels. De sa famille artistique, de Mondrian à Malevitch, elle demeure néanmoins la plus rebelle aux cases : combinaisons de lignes, couleurs et même NFT, auxquels elle s’est essayée dernièrement, sont explorées pour produire des paysages surprenants et minimalistes. Un monde insensé ? Plutôt un moyen de décrypter notre perception. À dire vrai, l’univers de Vera Molnár, fait de figures géométriques, est beaucoup moins froid qu’il n’y paraît. On y perçoit une forme de spontanéité, l’envie d’explorer les codes de la sensualité, mais aussi de jouer sur le concept de vibration, l’artiste réutilisant à de multiples reprises les mêmes objets, les mêmes scènes ou les mêmes environnements. Avec, à chaque fois, un autre angle, une autre émotion…
Melencholia de Dürer réinterprété avec une IA
La variation est justement au cœur de sa récente exposition parisienne : AD.VM.AV.IA. De l’autre côté du polyèdre (1514-2023), présentée au Transfo, centre culturel d’Emmaüs Solidarité. Un titre étrange, donc, qui se contente pourtant de réutiliser les initiales des différents artistes présentés : Vera Molnár, le jeune collectif fondé par Paul Mouginot (aurèce vettier), mais aussi Albrecht Dürer et une intelligence artificielle !
Pour Molnár, qui a avoué un jour à Vincent Baby avoir « toujours été assez allergique au Parti », il s’agit avant tout de réinterpréter Melencholia, la mythique gravure de Dürer, l’utilisant comme élément de base afin de créer des compositions inspirées de l’originale, tout en la projetant dans d’autres décors – forestiers, urbains, lunaires ou solaires. À l’étage du Transfo, c’est tout autre chose qui se joue avec ces trois polyèdres minimalistes, réalisés via des bandes de toile adhésives qui rayonnent à la lumière noire. Un aspect fluorescent qui, à en croire Vincent Baby, serait là « pour faire ressortir l’étrangeté des formes générées par la machine ».
Traduction : Melencholia est autant une proposition mathématique que poétique, accordant volontiers une place à l’imprévu, l’accident, l’aléatoire. Pas étonnant, dès lors, d’entendre Vera Molnár définir son travail comme « 99% d’ordre, et 1% de désordre », en ayant bien en tête ce propos tenu lors d’un entretien accordé à Vincent Baby en 2022 « Mettre de la surprise dans la monotonie et la symétrie, je trouve que c’est ce qu’il faut faire dans la vie, laisser entrer un peu d’air. Comme en politique, on a compris à quoi mènent les orthodoxies ».