Pour son centenaire, l’Espacio Fundación Telefónica, à Madrid, présente Miradas Que Comunican (« Regarde ceux qui communiquent », en VF), une étonnante exposition scénographiant la mémoire des objets et des matières appartenant au patrimoine de l’ancienne entreprise publique de téléphonie espagnole Telefónica. Un parcours immersif d’œuvres sensorielles qui offre un autre regard sur la technologie et sa finalité.
Sur la grande artère madrilène Gran Vía, la Fundación Telefónica a pignon sur rue. C’est toutefois dans les étages supérieurs un peu cachés de son remarquable bâtiment de verre et de métal qu’il faut aller chercher les bonnes raisons de ne pas louper la visite. Au quatrième niveau de l’édifice – sorte d’équivalent de la Fondation EDF à Paris -, la grande entreprise de télécommunications espagnole Telefónica propose en effet Miradas Que Comunican, une séduisante exposition capable de relier un fil d’objets, de matières, d’appareils usagers et de systèmes d’exploitations issus du passé – en l’occurrence de l’époque où Telefónica , fondée en 1924, était encore l’entreprise publique nationale en matière de réseau téléphonique – à travers un parcours d’œuvres se jouant des ombres et des lumières, en mode cabinet de curiosités artistiques.
Dans la pénombre tamisée des salles qui se succèdent, les pièces de l’exposition, très cohérentes visuellement, accompagnent la douce immersion du public. C’est sans doute pour faciliter ce confort d’approche – et sa visée pédagogique – que l’Espacio Fundación Telefónica a convoqué un collège d’artistes multidisciplinaires, susceptibles de connecter la dimension pionnière de la téléphonie à l’apparition de toutes les technologies de communication qui l’ont suivie, mais aussi d’y faire poindre la mémoire vivante des objets ou des acteurs de ce passé. La figure de l’art audiovisuel Eugènia Balcells, le collectif d’art sonore Cabosanroque, l’artiste plasticien visuel Daniel Canogar, la compagnie de théâtre La Fura dels Baus, la cinéaste Nuria Giménez ou encore l’artiste conceptuel Isidoro Valcárcel Medina, ont donc contribué à un travail presque collectif, car relevant des différents points de jonction d’une communication idéalisée, comme épanouie.
Matérialité et mystique des dispositifs
Cet aspect à la fois très matériel et symbolique des choses apparaît rapidement. En prenant le fil de cuivre comme matière première de son dispositif Hilo Conductor, l’ancienne égérie du cinéma expérimental espagnol Eugènia Balcells questionne la sensibilité d’une matière qui a eu une importance fondamentale et concrète dans le bond technologique des relations humaines au quotidien. Pourtant, les pièces de l’installation, des sculptures de fils de cuivre tressés sur de grands portants, se révèlent surtout par la lecture presque ritualisée, voire mystique de leurs dessins. Une impression amplifiée par les projections lumineuses et l’effet tunnel fluodélique qui procède de la semi-obscurité des lieux. « Ce sont des structures assez utopiques qui symbolisent une connexion parfaite, dans le sens où tous les points de leur dessin sont reliés comme dans une espèce de mandala, explique Eugènia Balcells. C’est une image utopique qui me plaît car elle représenterait une communication totale, où chaque point communiquant disposerait de la même valeur. »
Passionnée, l’artiste visuelle, 81 ans, résume, comme pour mieux étayer son propos : « L’art est la seule chose dont nous disposons qui n’est pas un objet prédéterminé et c’est ce qui lui donne une valeur incroyable ». En effet, en établissant ce parallèle entre pièce d’art sacrée et outil basique du quotidien, une matière de base comme le fil de cuivre se retrouve comme transcendée, incarnée, pour mieux transmettre le ressenti profondément humain des dispositifs.
Machine infernale
Constitué de trois espaces dans l’espace, le dispositif C0MUNIC4ND0 renvoie à la logique théâtralisée de la compagnie catalane La Fura Del Baus, mais aussi à l’histoire des petites mains ouvrières de la couverture téléphonique nationale. Un vélo, des chaussures et une multitude de poteaux téléphoniques à lampes se dressent comme des obélisques commémorant l’absence de ceux qui leur grimpaient dessus – et que l’on aperçoit sur les grands panneaux photographiques sur les murs. Un peu plus loin, c’est la mémoire auditive qui sévit dans des pièces robotiques et clignotantes qui rappelleraient presque les sculptures cinétiques de Nicolas Schöffer, si elles ne s’apparentaient pas davantage à de grandes bobines Tesla empathiques. L’une d’entre elles s’avère d’ailleurs être un imposant transmetteur à ondes courtes qui assurait la communication internationale avec l’Amérique entre 1927 et 1968 ! L’autre machine, rémanence surréaliste de la machine infernale, s’appuie sur des rangées d’objets de transmission, trafiqués en récepteurs d’images, et d’où s’échappent des tiges lumineuses. En tendant à l’oreille, on les entend diffuser des bribes de dialogues, de mots mis en son comme un pense-bête « fantômisé » de l’histoire de la communication téléphonique.
Cet aspect un peu elliptique, fantasmagorique de la communication rejoint bien entendu ses intrications physiquement perceptibles, dans les usines à gaz de réseaux de circuits qui en composent les structures. Le Intervalos de Daniel Canogar utilise ainsi un fragment d’un énorme appareil appelé « répartiteur téléphonique », un maillage mural de câbles, de courroies, de filaments colorés entrelacés les uns aux autres, auquel l’artiste donne une vie nouvelle par la grâce chorégraphique des impulsions lumineuses qu’il projette dans cette architecture noueuse.
Cette notion de rythme moteur de la lumière anime aussi de façon encore plus ludique l’installation Politonos du duo d’artistes Cabosanroque (Laia Torrents et Roger Aixut). Pour celle-ci, 250 combinés téléphoniques de tous âges ont été agrégés afin de créer une véritable maquette topographique, agréablement nivelée comme le plan d’une ville. Au fil d’une véritable composition audio-lumineuse, chaque communication reçue par le combiné déclenche sonnerie et lumière, en solo ou en tirs groupés, comme le feraient les éléments d’un orchestre invités à jouer leur partition. Curieusement, le plan de coupe de l’installation rappelle un peu les dispositifs de surface mappée (ceux de 1024 Architecture, par exemple), offrant une tonalité singulière au dispositif, une hybridation entre architecture numérique et ingrédients analogiques.
La mémoire par l’image…et la voix
Mis bout à bout, tous ces dispositifs participent à la narration d’une véritable histoire. Un angle documentaire et mémoriel que synthétise par l’image l’installation audiovisuelle Diálogos En El Tiempo : à travers cinq diptyques d’écran, disposés tout autour des murs d’une salle noire, la réalisatrice Nuria Giménez interroge et restitue ici des sources filmiques aux consonances publicitaires, artistiques ou familiales. Un jeu de cache-cache avec le temps qui nous permet de débusquer quelques pépites exhumées, comme le fameux moyen-métrage La Cabina d’Antonio Mercero (1972), où l’on suit les ubuesques pérégrinations d’un homme resté prisonnier d’une cabine téléphonique publique.
Mais rappelons-le, le son et la voix sont par essence les matériaux fondamentaux de la création téléphonique. Il est donc logique que la pièce la plus forte de l’exposition soit celle qui existe de la façon la plus dématérialisée. Conçue comme un sas, garni de petits gradins où l’on s’assied juste pour écouter, Conversaciones Telefónicas renvoie à la performance qu’avait menée en 1973 son créateur, l’artiste conceptuel Isidoro Valcárcel Medina – 87 ans, aujourd’hui. À l’époque, soucieux de participer à la création d’espaces d’échange, de réflexion, voire même de subversion, Valcárcel Medina avait conduit une performance téléphonique, appelant successivement 800 numéros d’abonnés inconnus au hasard pour savoir s’ils étaient intéressés de noter son numéro de téléphone.
On le voit, la notion d’échange est à nouveau sacralisée ici, rivée au cœur d’un concept un brin absurde, puisque les discussions enregistrées cèdent le plus souvent le pas à l’incompréhension, voire à l’incrédulité des interlocuteurs, mais aussi du public actuel, presque étonné de redécouvrir le b.a-ba d’une époque où un coup de fil était l’expérience technologique ultime. Pour cela, l’ironie de Valcárcel Medina est un média bien utile. « Beaucoup de mes œuvres naissent d’une certaine ironie, disait-il ainsi dans une conversation avec le site Letras Lbras en 2020. Une ironie que je ne cherche pas, mais qui apparaît d’elle-même. Les Conversations Téléphoniques en sont un bon exemple. » À sa façon, la poésie immersive et sobrement matérialisée des œuvres de l’exposition Miradas Que Comuniquan en est un autre, d’exemple, qui rappelle l’essentiel : dans la vie, il faut savoir communiquer, simplement.