Responsable de la recherche à la Haute école d’art et de design de Genève (HES-SO), Anthony Masure est également l’auteur de Design sous artifice : la création au risque du machine learning, un essai d’une centaine de pages où il tord le cou aux idées reçues (le remplacement de l’homme par la machine) et s’interroge sur les implications actuelles et potentielles des intelligences artificielles. Avec, en creux, l’envie de penser les imaginaires du futur et redéfinir nos relations aux technologies.
À quel moment as-tu commencé à t’intéresser à l’intelligence artificielle ?
Anthony Masure : C’était en 2017, en Tunisie, lors d’un colloque qui portait sur les objets post-numériques, et plus particulièrement sur les enceintes connectées, type Amazon Echo ou Siri, qui s’appuient sur des intelligences artificielles. Ce qui m’intéressait, c’était le concept de boite noire, questionner ces objets qui ne cessent de se multiplier, mais dont on est incapable d’auditer précisément la manière dont ils fonctionnent. Rapidement, j’ai pu également m’intéresser aux problèmes que cela pose d’un point de vue politique.
C’est-à-dire ?
Anthony Masure : Il paraît indéniable que ces mondes statistiques embarquent avec eux des valeurs capitalistes, puritaines et américaines. Demandez à Midjourney de vous créer un terroriste ou un président, et il y a de fortes chances pour que le logiciel représente respectivement un mec avec un turban sur la tête et un vieil homme blanc. Cela prouve que ces programmes ne sont pas neutres, qu’ils doivent évoluer et, surtout, qu’ils ne détiennent pas la vérité.
Design sous artifice : la création au risque du machine learning s’ouvre sur l’exemple du Portrait d’Edmond Bellamy, ce tableau généré par le collectif Obvious à l’aide d’une intelligence artificielle. C’était en 2018. Tu y vois un point de bascule ?
Anthony Masure : Certainement pas au niveau conceptuel, mais d’un point de vue médiatique, c’est indéniable. Le Portrait d’Edmond Bellamy, c’est quand même une production qui a attiré l’attention des médias du monde entier. Lesquels en ont profité pour poser une question jusque-là peu commune : est-ce qu’un ordinateur ou une IA pourrait remplacer un artiste ? Cette question m’a paru étrange, ce qui explique pourquoi mon ouvrage prend le contrepied, dans le sens où je suis persuadé qu’il faut penser les choses autrement. Ce manichéisme est trop limité, ça n’avance à rien d’observer les IA de manière aussi tranchée, avec l’humain d’un côté et les machines de l’autre.
D’autant que le remplacement de l’humain par la machine est un vieux fantasme qui ne cesse de réapparaître en fonction des innovations technologiques.
Anthony Masure : Exactement ! Le problème, c’est que l’on se pose des questions très datées afin d’explorer et comprendre une nouvelle technologie. Forcément, cela ne peut pas fonctionner. Aujourd’hui encore, il y a une difficulté à penser ce type d’objets, une incapacité également à se dire que ces technologies ne sont peut-être pas tout à fait nouvelles non plus. On en parlait, mais le cas du Portrait d’Edmond Bellamy est un excellent exemple : ce type d’œuvre est pour moi davantage réactionnaire que révolutionnaire. C’est à se demander si l’on n’est pas coincé dans une façon de faire, l’imitation, un peu comme à l’époque où l’on disait que la photo imitait la peinture.
« Il ne suffit pas aujourd’hui d’appuyer sur un bouton pour produire une œuvre d’art : cela demande des allers-retours, des modifications, des ajustements, des concepts, etc. »
Ce débat s’inscrit aussi dans une volonté de distancier à tort l’artiste de la technologie…
Anthony Masure : C’est d’autant plus insensé que les artistes ont toujours utilisé des technologies. Le plus pertinent serait de se demander ce que pourrait remplacer les IA : si ces dernières envoient aux oubliettes des productions déjà stéréotypées, ce n’est peut-être pas si grave. Par ailleurs, est-ce qu’il y a vraiment une plus-value à passer des dizaines d’heures pour découper du papier alors que l’on pourrait facilement l’automatiser par la découpe laser ? On peut apprécier l’effort, mais en termes de production pure, ça n’a aucun intérêt. Personnellement, ce qui me plairait, ce serait de déplacer les pratiques, de faire ce que les machines ne peuvent pas faire et de ne pas adopter une approche syndicaliste en demandant de réguler ou d’interdire telle ou telle technologie.
Si on avait opté pour une telle démarche, on n’aurait peut-être pas eu des artistes comme Monet ou d’autres peintres de l’avant-garde, apparus précisément dans l’idée de dessiner ce que ne pouvait montrer la photographie. Dès lors, il faut se demander quel type d’art il est possible d’inventer aujourd’hui, quelque chose que les IA ne pourraient pas inventer seules.
Cela ne sert donc à rien d’avoir peur de l’IA ?
Anthony Masure : Non, la création continue. Ce n’est pas comme si l’on pouvait tracer une frontière très claire entre la machine et l’humain alors que, dans bien des cas, ce sont des pratiques hybrides. Pour le dire autrement, il ne suffit pas aujourd’hui d’appuyer sur un bouton pour produire une œuvre d’art : cela demande des allers-retours, des modifications, des ajustements, des concepts, etc.
Dans le titre de ton livre, tu utilises plus volontiers le terme « machine learning » que celui d’« intelligence artificielle » : pourquoi ?
Anthony Masure : Je trouve ce terme trop flottant et fantasmatique, pas assez précis. D’une part, il omet la présence de l’humain, la nécessité d’avoir des gens dans l’arrière-boutique pour entraîner et nourrir toutes ces données, ce qui prouve qu’elles n’ont rien d’artificielles. D’autre part, elles ne sont pas intelligentes ; ce sont des statistiques avant tout. Avec le terme « intelligence artificielle », il y a donc une imprécision conceptuelle qui laisse place à beaucoup de fantasmes. C’est pratique pour parler du sujet, mais cela crée de l’incompréhension qui nous empêche de penser ce à quoi on est réellement confronté.
Dans Design sous artifice : la création au risque du machine learning, tu pointes aussi le rôle toujours plus important des publicitaires dans le développement, l’utilisation et la promotion de ces nouvelles technologies. C’est une question naïve, mais penses-tu qu’il soit nécessaire de se méfier de ces grands groupes ?
Anthony Masure : Kate Crawford, une des références majeures de mon ouvrage, dit que l’on devrait parler des IA comme d’un système politique basé sur des techniques extractivistes (des connaissances humaines, des matériaux rares dans des pays en tension…) mises en place afin de permettre à des grands datasets de fonctionner. C’est important de le mentionner, de même qu’il est essentiel de rappeler à quel point l’écosystème de l’IA – humain, écologique, machinique – est assez complexe, et loin d’être neutre. Par exemple, on ne peut ignorer que les grandes sociétés (Facebook, IBM, Microsoft) avancent des théories cognitivistes dans le but d’instrumentaliser le cerveau, de le considérer uniquement comme un objet qui ne fait que fonctionner.
Une telle approche revient à nier tout ce qui touche au dysfonctionnement du cerveau humain, tout ce dans quoi les artistes viennent historiquement puiser au moment de créer. Au début de la cybernétique, il y a bien eu l’envie de développer des technologies capables de simuler des cerveaux humains qui dysfonctionnent – bien qu’ils le soient tous -, mais le projet a été arrêté. C’est toujours difficile de trouver des financements pour inventer des machines qui encouragent les anomalies…
« Avec le terme « intelligence artificielle », il y a donc une imprécision conceptuelle qui laisse place à beaucoup de fantasmes. »
« Les algorithmes sont prédictifs parce qu’ils font constamment l’hypothèse que notre futur sera une reproduction de notre passé », dit le sociologue Dominique Cardon. D’un point de vue artistique, comment éviter de créer un art uniquement redevable à des œuvres du passé ?
Anthony Masure : Cela rejoint les diverses pistes avancées à la fin de mon ouvrage. Il y a par exemple l’idée d’hybrider des systèmes entre eux, plutôt que de demander à la machine de produire tel ou tel style. Je pense ici au travail de Simone Rebaudengo et Sami Niemelä, dont le projet Made in Machina/e travaille les porosités entre le design nordique et l’abondance industrielle des entrepôts chinois de la ville de Shenzhen pour interroger le rôle des designers face à l’apprentissage machinique. À l’avenir, il est également envisageable de se baser sur d’autres intelligences (animales, biologiques) afin de créer des intelligences non anthropomorphes en allant collecter des données dans les arbres, les cailloux ou chez les oiseaux.
J’aime aussi un projet nommé Anatomy of an AI System, une cartographie de tous les écosystèmes techniques permettant à des technologies de fonctionner, avec ce que cela suppose d’extraction de matières premières non renouvelables, de mains d’œuvres exploitées et de données. L’idée, à chaque fois, est non seulement de démystifier le côté magique de ces nouvelles technologies, mais aussi de se servir de la machine comme d’une entité avec laquelle dialoguer. Ce qui est tout à fait juste : l’IA n’est en aucun cas un adversaire que l’on se doit d’affronter.
L’artiste du futur est-il voué à être un geek ?
Anthony Masure : C’est caricatural, mais c’est assez vrai. Cela va nécessiter d’autres compétences, en code notamment, afin de ne pas rester en surface. Surtout, comme le dit Alexia Mathieu, responsable du Master Media Design à la Haute école d’art et de design de Genève, cela devrait nous permettre de prendre conscience que les machines sont avant tout « des extensions de nos propres esprits, car ce qui en sort est une interprétation de ce que nous y avons mis ».