Apophénies, interruptions : l’expo qui célèbre l’union de la créativité humaine et artificielle

Apophénies, interruptions : l'expo qui célèbre l'union de la créativité humaine et artificielle
"Black Ship", 2024, Mural © Auriea Harvey.

Jusqu’au 6 janvier 2025, en collaboration avec KADIST, le Centre Pompidou devient le terrain d’expérimentation d’artistes qui conversent avec les intelligences artificielles. L’exposition Apophénies, interruptions : Artistes et intelligences artificielles au travail explore ainsi les intersections entre la création artistique et la machine à travers six installations étonnantes. Décryptage. 

Apophénie. Nom féminin. En psychiatrie, ce mot désigne un trouble de la perception qui consiste à relier des événements ou des phénomènes n’ayant aucun lien entre eux. Ce terme est au cœur de l’exposition pensée par le Centre Pompidou et KADIST, une organisation d’art contemporain abordant les transformations sociales, basée entre Paris et San Francisco. Que vient donc faire cette notion médicale au sein d’une exposition d’art en lien avec l’intelligence artificielle ? Selon Joseph del Pesco, directeur international de KADIST et commissaire de l’exposition Apophénies, interruptions : Artistes et intelligences artificielles au travail, l’IA générative, au même titre que le cerveau humain, expérimente des faux-raccords, des failles algorithmiques qui brouillent sa cohérence. « Nous avons donc invité des artistes, pas forcément connus pour leur utilisation de l’intelligence artificielle, à venir travailler sur ces interstices, ces bugs, ces interruptions, selon un point de vue de chercheurs et chercheuses », explique-t-il.

Dans une volonté de questionner les outils technologiques qui affectent autant notre façon de créer que notre manière de consommer de l’art, six groupes d’artistes se sont appropriés les intelligences artificielles, tantôt pour les utiliser telles quelles, tantôt pour les customiser, quitte à ce qu’elles deviennent les compagnes de recherches d’Éric Baudelaire, Holly Herndon et Mat Dryhurst, Auriea Harvey, Ho Rui An, Agnieszka Kurant ou encore du collectif nomade Interspecifics. Si trois des installations sont des commandes spécifiques réalisées pour l’exposition, toutes se nourrissent de différents médiums artistiques, de la sculpture 3D et en réalité augmentée au théâtre, en passant par la vidéo, l’image fixe, le son, l’impression, jusqu’à l’imagination littéraire. Toutes permettent ainsi de penser une approche complète du médium, si tant est qu’il soit possible de concevoir l’IA comme un médium artistique.

Dessin noir et blanc représentant différents volcans en ébullition.
Volcanic Studies, 2023 (2© Interspecifics

Éric Baudelaire et le théâtre de demain

Au cœur de l’exposition, se dresse une installation pas comme les autres, focalisée sur les questions du dialogue et du langage. Du jamais vue. Au centre de la pièce, se font face trois bancs de la ville de Paris. Sur le mur, une plaque en laiton, gravée de lignes de code. À côté de ce texte en langue informatique, trois sortes de tubes assez larges en acier brillant. Enfin, sur le mur, deux textes sont projetés, l’un en anglais, l’autre dans sa traduction française. Visuellement, l’espace n’a pas beaucoup d’intérêt. Il est même plutôt froid… Ce qui importe, c’est ce que l’on entend, notamment ces trois voix qui, comme au théâtre, se donnent la réplique. Il s’agit ici de l’installation En attendant le récit, réalisée par Éric Baudelaire, artiste et cinéaste basé à Paris. « Lorsque je construis des films, je collabore toujours avec l’équipe, les acteurs, actrices, les personnages, raconte-t-il. J’ai voulu faire pareil dans l’élaboration de ce travail. Tenter ce que je faisais avec des humains, mais cette fois-ci avec des modèles de langages, et voir si l’on pouvait reproduire l’improvisation que l’on peut avoir au théâtre. »

Ce que l’on entend, ce sont, en réalité, trois intelligences artificielles qui conversent, ChatGPT, Claude et Mistral. « Je fabrique le cadre, puis elles improvisent », confesse Éric Baudelaire. Puisant dans l’infini contenu présent sur Internet, deux personnages et un dramaturge ivre parlent quasiment en direct des inquiétudes suscitées par l’IA, discutent de l’effondrement des grands récits et de la nécessité ou la non-nécessité de l’art dans des pièces de six à dix minutes. Le tout en anglais, car « dans le monde de l’IA, c’est la langue de Shakespeare qui est privilégiée », ajoute le cinéaste. Mais pas de panique, sur le mur, la traduction est projetée en simultané. L’expérience est bluffante et d’une transparence rarement aperçue dans des œuvres où l’intelligence artificielle est utilisée. « Recourir à l’IA, c’est quelque chose de mystérieux. On se pose souvent la question “mais que fait donc l’IA ?”. En gravant les lignes de codes, je voulais ouvrir cette boîte noire, révéler réellement ce que l’IA faisait dans ce cadre. » Pari réussi pour Éric Baudelaire qui, en tirant parti des paradoxes inhérents aux modèles de langage, réussit à créer une œuvre explorant de nouvelles formes de narration, où le hasard et l’absurde viennent enrichir notre perception de la réalité.

Black Ship, 2024, 3D model, AR ©Auriea Harvey

Challenger les biais des intelligences artificielles

L’interruption, ou l’apophénie dans l’IA générative, c’est aussi se confronter aux biais de l’idéologie dominante, et interroger la cohérence de ces modèles de langage. Dans son œuvre Black Ship, constituée d’une silhouette murale, d’une sculpture en 3D et d’une sculpture en réalité augmentée, l’artiste américaine Auriea Harvey présente le fruit de sa collaboration avec l’intelligence artificielle MidJourney autour des bateaux d’esclaves. « Cette IA commerciale, dans ses prémisses, ne permettait pas d’avoir une image réelle, mais plutôt l’impression de quelque chose », détaille-t-elle. De ces conversations avec l’IA se dessinent alors des sortes de prototypes conceptuels où les corps noirs semblent fusionner avec l’architecture d’un navire d’esclaves transatlantique. « Je voulais parler de quelque chose d’inhumain avec un système inhumain », révèle l’artiste.

Pourtant, cette collaboration est impactée le jour où les mots à sensibilité politique, comme « esclave » ou « réfugié », sont bannis de MidJourney. « La censure du mot “navire d’esclave” a créé une interruption soudaine dans mon processus de recherche. L’IA est entrée dans un combat contre elle-même. Et ce challenge est entré en collaboration avec mon esprit », détaille Auriea Harvey, dont les approches conceptuelles se traduisent ici dans le monde physique via cette fresque murale laissant transparaître la silhouette d’un bateau, accompagné d’un QR code. Lorsque l’on scanne ce dernier – et qu’on a de la chance, car cela ne fonctionne malheureusement pas avec tous les téléphones -, le bateau en réalité augmentée aux textures de céramiques apparaît comme par magie. On comprend alors qu’il s’agit non seulement pour Auriea Haervey de questionner la matérialité de l’objet, mais aussi d’offrir différentes vues du navire, telles des reliques. Peut-être est-ce aussi là sa façon de répondre à l’IA, dont les biais racistes empêchent pour le moment d’aborder des périodes historiques importantes.

I’m Here 17.12.2022 5:44, 2024 ©Holly Herndon & Mat Dryhurst

Droits d’auteur et travail collectif

Si l’intelligence artificielle est capable de générer du texte et des images, c’est grâce à la quantité astronomique de contenu textuel, artistique ou imagé présent sur Internet. Sans ce contenu déjà existant, réalisé par l’Homme, l’IA pourrait-elle créer ou spéculer ? Et dans quelle mesure les droits d’auteur sont-ils impactés ? Ces questions, ce sont celles auxquelles ont tenté de répondre le couple d’artistes berlinois Holly Herndon et Mat Dryhurst, avec I’m Here 17.12.2022 5:44, et Agnieszka Kurant, avec Errorism. Après avoir mis au monde son enfant, Holly Herndon tombe dans un coma pendant une semaine. Au réveil, à peine remise de cette expérience traumatisante, l’artiste raconte de manière spontanée les rêves expérimentés durant son long sommeil : elle dirigeait un orchestre composé de son bébé au chant et d’un cœur d’autres bébés.

Le couple confie alors le récit à une intelligence artificielle générative afin de le mettre en images. Puis, à partir de ces images, réduites à un ensemble de données, l’IA a réalisé une vidéo avec, comme énoncé de départ, l’obligation de mêler les genres à la fois pop, réaliste et flou. « Ici, Holly Herndon et Mat Dryhurst assument complètement ces faux-raccords et les cassures », soutient Marcella Lista, conservatrice en chef du service des collections nouveau média au Centre Pompidou et co-commisaire de l’exposition, avant d’ajouter que l’utilisation même d’un data set limité dans la création de leur œuvre et l’IA constituent « une perturbation féconde à la notion d’auteur ». Pionnière dans l’exploration des interfaces entre art et technologie, Holly Herndon a anticipé toute forme de conflit éthique en développant un logiciel de synthèse vocale, mettant ainsi sa propre voix à disposition de la communauté artistique. Ainsi, Mat Dryhurst et elle bousculent ici les notions traditionnelles de propriété artistique et de droits d’auteur.

Figures of History and the Grounds of Intelligence, 2024 ©Ho Rui An. Work-in-progress image.

Des œuvres évolutives

Agnieszka Kurant, quant à elle, pousse la réflexion sur la notion d’auteur encore plus loin en expérimentant avec les modèles de langage. En fournissant à GPT2 et GPT3 ses propres écrits, elle met en évidence le caractère collectif de la création artistique, y compris dans le cas d’une œuvre personnelle. « L’IA, en s’appuyant sur un immense corpus de données, même lorsqu’il s’agit de son propre travail, intègre des éléments créatifs provenant de millions d’autres personnes, soutient l’artiste. Il devient dès lors difficile de déterminer avec certitude l’origine de chaque élément d’une œuvre générée ». Résultat : l’IA produit des œuvres ou des écrits qu’Agnieszka Kurant aurait pu créer ou qu’elle créerait dans le futur. Ces potentielles créations sont assemblées dans une animation holographique, qui révèle notamment que « L’IA remarque des schémas que nous ne voyons pas forcément dans notre propre travail ». Avec Errorism, Agnieszka Kurant développe ainsi une expérience interrogeant notre conception traditionnelle de l’auteur comme créateur unique et isolé.

Chacune des réponses apportées par les artistes sur les questions de l’IA au sein de cette exposition reste ouverte, tant les possibilités semblent infinies, évolutives, et possiblement obsolètes demain. Quoi qu’il en soit, les artistes ont su révéler les failles et les interruptions de la machine, et en ont fait un terrain de jeu fertile à la création artistique, KADIST et le Centre Pompidou étant plus que jamais convaincus du rôle moteur des artistes pour appréhender au mieux les évolutions en cours au sein de la société. Après avoir acquis conjointement l’œuvre d’Holly Herndon et Mat Dryhurst, les deux institutions prévoient d’ailleurs, pour les besoins d’un prochain projet commun, d’explorer de nouvelles formes de présentation des collections d’art vidéo en utilisant l’IA générative comme outil curatorial.

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