Avant de s’imposer dans les musées, l’art numérique trouve sa source dans les bibliothèques. « Book Club » revient sur ces livres essentiels des mouvements créatifs explorant les liens avec les nouvelles technologies. IA, métavers, réalité augmentée… Ces auteurs traitent de tout ! Aujourd’hui, focus sur Fragments d’un village global de Marshall McLuhan, une critique des médias de masse au fort pouvoir anticipateur.
L’auteur
Philosophe, théoricien de la communication et intellectuel canadien, Herbert Marshall McLuhan (1911-1980) est l’un des pères de l’étude contemporaine des médias. D’abord intéressé par l’imprimerie et les apports culturels de cette dernière dans le monde occidental, il élargit peu à peu son champ d’étude à la radio, puis à la télévision, tentant d’anticiper les changements que ce nouveau média pourrait impliquer sur le monde de demain. De quoi l’inciter à imaginer le futur de la télé, dont la description se rapproche dangereusement de celle du smartphone. En 1967, Herbert Marshall McLuhan fait en effet apparaître la notion de « village global » (ou planétaire) pour désigner le monde qui, selon lui, serait unifié par l’influence des médias de masse, créant un seul et même village « où l’on vivrait dans un même temps, au même rythme et donc dans un même espace ».
Le pitch
Cette notion donne aujourd’hui naissance à Fragments d’un village global, un livre tout entier basé sur un entretien de 1967, dans lequel Marshall McLuhan anticipe la présence des médias numériques et leurs effets sur la société. Des crises identitaires aux bouleversements politiques, ses prédictions dénuées de préjugés moraux encouragent à l’époque à se projeter dans le futur, et non plus à subir des conséquences que l’on aurait tendance (par facilité, sans doute) à qualifier d’inattendues lorsqu’il est déjà trop tard. Sans la nommer, il entrevoit ce que l’intelligence artificielle pourrait faire à notre monde, surtout si la société n’est pas suffisamment éduquée pour comprendre l’ampleur de ses possibilités. Ou, pour le dire à sa façon, si la société s’obstine à appréhender les nouvelles technologies en se référant au passé plutôt que de faire confiance aux artistes, seule personne à même selon lui de poser un regard pertinent sur ce qui advient.
Extrait : « Le présent est toujours invisible parce qu’il est notre environnement même et qu’il imprègne complètement le champ entier de notre attention ; ainsi, hormis l’artiste, homme de pleine conscience, tout le monde vit dans le passé. Bien que nous soyons en plein dans l’âge électronique de l’informatique et du mouvement instantané de l’information, nous croyons toujours être dans l’âge mécanique du matériel informatique. À l’apogée de l’âge mécanique, l’homme se tournait vers les époques antérieures à la recherche de valeurs “bucoliques”. La Renaissance et le Moyen Âge étaient entièrement tournés vers Rome ; Rome était tournée vers la Grèce, et les Grecs étaient tournés vers les primitifs pré-homériques. »
Notre avis
Publiée le 10 janvier dernier, cette traduction d’un Fragment d’un village global par Nathan Esquié, resserrée sur 96 pages éclairantes, frappe d’emblée par son analyse froide et anticipatrice, apparaissant plus actuelle que jamais. Parce que Marshall McLuhan défend l’idée que « tous les aspects de la culture mécanique occidentale ont été forgés par la technologie de l’imprimerie », parce qu’il milite pour meilleure compréhension des machines, que l’on ne doit plus servir bêtement mais exploiter, et parce qu’il considère que « chaque technologie possède en elle le pouvoir du roi Midas », ce qui expliquerait selon lui pourquoi elle fait office d’agent révolutionnaire, transformant toutes les couches d’une société dès lors que celle-ci se laisse imprégner par les possibilités des innovations électroniques et informatiques. Suffisant pour inciter les ministères français à former les jeunes générations à l’éducation aux (nouveaux) médias ?