Qui de l’humain, qui de la machine ? Sempiternelle question qui fait désormais rage dans le milieu artistique depuis la mise à disposition auprès du grand public d’outils d’intelligence artificielle générative : les Dall-E, Midjourney et autres Stable Diffusion. Une véritable cacophonie. On vous explique.
En 2018, le collectif français Obvious marquait les esprits avec le Portrait d’Edmond Belamy, une œuvre générée par un GAN (algorithme d’apprentissage non supervisé mis au point par le Canadien Ian Goodfellow) et vendue chez Christie’s pour la bagatelle de 432 000 dollars. On parle alors de coup de tonnerre, voire même de révolution esthétique. L’incursion de l’intelligence artificielle dans les sphères artistiques n’est pourtant pas bien nouvelle.
La bête aveugle
En 1973, elle prend la forme d’une large tête-crayon qui court sur une table blanche grâce à un sonar lui servant de guide. Quelques années auparavant, en 1968, le peintre Harold Cohen troque son pinceau contre un clavier pour apprendre à coder. Son objectif ? Concevoir une machine qui sache dessiner, Aaron ; le peintre code la machine de sorte qu’elle puisse se repérer sur une feuille blanche, se mouvoir et, enfin, tracer des lignes. Problème : la machine dessine, mais elle ne sait ni où elle va, ni ce qu’elle trace. Elle est aveugle.
Plus de quarante ans plus tard, la « machine » en question a fait bien des progrès. Elle est devenue apprenante. En association avec Microsoft, en 2016, des chercheurs de l’université de Delft ont percé le mystère du célèbre clair-obscur de Rembrandt et ont dévoilé The Next Rembrandt, le portrait d’un homme au chapeau noir : le trait propre au peintre, le jeu de lumières, la forme du visage, des yeux, tout est là.
Ce « chef d’œuvre » est le fruit d’un GAN qui a bénéficié de l’analyse de plus de 300 œuvres originales du peintre : durant dix mois, chaque détail a ainsi été scruté, scanné, pour ensuite être digéré par la machine. « L’équipe a utilisé la technologie et les données pour réaliser ce tableau, comme Rembrandt aurait utilisé ses pinceaux et la peinture », explique Ron Augustus, directeur du projet chez Microsoft oubliant de préciser que l’algorithme a ici utilisé treize calques issus de l’analyse des tableaux originaux.
« « Stable Diffusion abrite des millions de copies d’œuvres protégées par le droit d’auteur. Elles sont utilisées sans le consentement des artistes » »
C’est encore une machine soutenue indirectement par Microsoft – qui finance ses serveurs – qui entend changer le paysage de la création artistique en 2022 : OpenAI. Jusqu’à présent, Dall-E, l’outil IA capable de créer des images à partir de prompts (textes) entrés par l’utilisateur, n’était réservé qu’à quelques initiés. En juin 2022, il est diffusé auprès du grand public et rencontre un succès immédiat ; ce même été est d’ailleurs marqué par le lancement des IA génératives Midjourney et de Stable Diffusion, tout autant appréciés des utilisateurs. À tel point que les créations issues de ses machines inondent les réseaux sociaux, au grand dam de certains artistes.
WonderAI
Le 13 janvier 2023 s’élèvent les premiers cris d’alarme contre l’intelligence artificielle générative. Ce jour-là, trois dessinatrices reconnues, Sarah Andersen, Kelly McKernan et Karla Ortiz, portent plainte contre DreamUp (l’outil IA de DeviantArt), Midjourney et Stable Diffusion pour violation de leurs droits d’auteurs. « Stable Diffusion abrite des millions de copies d’œuvres protégées par le droit d’auteur. Elles sont utilisées sans le consentement des artistes », peut-on lire dans leur communiqué. Une accusation contre laquelle Stability AI (maison mère de Stable Diffusion) se protège, prétextant que les artistes ont toujours la possibilité de retirer leurs œuvres. Autrement dit, ces derniers peuvent faire ce que l’on appelle dans le milieu du « opt out ». Problème : les outils d’IA générative sont désormais si nombreux que cela reviendrait à chercher une aiguille dans une botte de foin…
Au même moment, l’office américain du copyright statue sur le cas de la bande dessinée Zarya of the Dawn, une œuvre dont le texte a été rédigé par l’autrice Kristina Kashtanova et les images générées par Midjourney. Pour l’institution, si le texte est bien protégé, les images, elles, ne le sont pas. Une décision que contesteraient les artistes qui ont recours à l’IA et qui considèrent avoir là un geste d’auteur.
Du côté du monde de la musique, une même inquiétude se fait sentir. La crainte étant de servir de « nourriture à IA », Universal Music a ainsi demandé en février dernier à Spotify et à Apple Music de veiller à ce que leurs plateformes ne soient pas accessibles pour entraîner les algos. Or, l’IA peut se contenter d’extraits… C’est ce qu’a prouvé le groupe britannique Breezer, justifiant ainsi la création d’un album inspiré par l’ancienne formation des frères Gallagher : « Nous en avons marre d’attendre qu’Oasis se reforme, alors nous avons mis en place une IA modélisée sur Liam Gallagher ».
Forever young
Il y a quelques semaines, Spotify a supprimé plusieurs milliers de chansons hébergées par sa plateforme. Le problème ? Elles ont été générées par une application d’IA générative : Boomy, une start-up affirmant sur son site être derrière la création de 14 millions de chansons. Un chiffre colossal, surtout quand on sait, à en croire le directeur général adjoint de la SACEM, David El Sayeg lors d’une soirée organisée par Bpifrance autour de l’impact des IA génératives dans les ICC, que l’« on produit plus de 20 000 titres par jour sur les plateformes de streaming ». Or, poursuit-il, « on sait que 60% des titres sont écoutés moins de 10 fois et 40% jamais. La problématique, c’est d’abord de rencontrer son public ».
Le cinéma n’est pas à l’abri non plus : Hollywood a été frappé ce printemps par une grève des scénaristes du Writers Guild of America. Parmi leurs revendications : l’assurance que les studios n’auront jamais recours à l’intelligence artificielle pour écrire ou réécrire des scènes. Ces derniers se sont engagés… à organiser une journée de conférences pour évoquer le sujet. En attendant, le réalisateur russe Alexandre Sokourov a eu recours à l’IA pour animer les protagonistes de son dernier film, Fairy Tale. Quant à Tom Hanks, il aura de nouveau le visage et l’allure de ses trente ans dans le prochain film de Robert Zemeckis, Here, grâce à la technologie Metaphysic Live.
Alors in ou out ? Pour répondre à cette question, les artistes Holly Herndon et Mat Dryhurst ont mis au point le site HaveIBeenTrained, qui permet aux artistes de faire retirer leurs images des bases de données des outils IA. Le duo a été pris au sérieux par Stable Diffusion qui s’est engagé à collaborer avec la plateforme. À priori, 80 millions d’images devraient être concernées. Et donc, out !