Lors de la dernière édition de la Gallery Weekend à Berlin, Duotopia de l’artiste pluridisciplinaire chinoise s’est révélée être un violent coup de cœur. Bonne nouvelle : l’exposition est prolongée jusqu’au au 19 août 2023. On vous raconte.
Du 28 avril au 30 avril derniers, amoureux des arts, artistes, professionnels du marché de l’art et fêtards avides d’événements open air, offerts par le joli printemps berlinois, se sont partagés la ville. Une cinquantaine de galeries ont ouvert leurs portes lors d’une Gallery Weekend particulièrement recherchée. L’un des points d’orgue de l’événement a été l’ambitieuse et réjouissante exposition de l’artiste chinoise Cao Fei, Duotopia, hébergée par la galerie berlinoise Sprüth Magers.
L’artiste est une habituée de la Biennale d’art de Venise – elle y a participé en 2003, 2007 et 2015. Les musées du monde entier s’arrachent ses expositions, qui interrogent notre rapport aux médias et aux nouvelles technologies, mais dévoilent également avec beaucoup d’humour et de tendresse l’incongruité du quotidien. Ces dernières années, elle a ainsi photographié des dizaines de cosplayeurs chinois, filmé des policiers et des marchandes de légumes danser le hip-hop, documenté des histoires d’amour dans Second Life, construit et animé grâce à son avatar China Tracy une ville sur cette même plateforme, etc.
Troubler les sens
Pour cette exposition, Cao Fei s’attaque au métavers. Dans la première pièce, quatre sièges surmontés d’un ballon de Klein ou swiss ball – on pense aux fauteuils des humains dans Wall-E – invitent les visiteurs à découvrir un micro-trottoir présentant des passants plus ou moins convaincus par le métavers. « Le métavers peut-il être libre ? Non, il est contrôlé par le capital ». Ambiance. Plus tard, dans ce documentaire baptisé Meta-Versary (2022), un chauffeur de taxi dénonce le caractère forcément « fake » de tout objet virtuel. Une observation difficile à partager tant l’exposition, au fil des installations, semble pointer le contraire.
La scénographie, qui relie le décor réel avec ce qui se passe sur les écrans, en atteste : il n’y a qu’à se fier à ces larges fenêtres couvertes d’un filtre bleu ou orange, donnant sur les jardins de la galerie. L’illusion est telle qu’il semble impossible de ne pas se sentir troublé, de ne pas avoir le sentiment d’être dans le réel, de voir ce qui se joue dans le parc comme l’on observerait un film ; un peu à la manière de Friedrich Wilhelm Murnau dans Nosferatu, avec ces changements de couleurs opérés sur l’image lorsque la calèche du clerc de notaire Thomas Hutter dépasse le pont reliant le monde réel au château de Nosferatu.
Des œuvres interactives
Dans la salle principale, les visiteurs allongés sur des banquettes serpentine et un tapis de mousse découvrent au-dessus de leur tête une animation présentant la création architecturale et virtuelle de Cao Fei, Duotopia. La cité vole dans le ciel, et avance grâce à sa base faite de tentacules. Plusieurs écrans géants au format smartphone révèlent le nouvel avatar de Cao Fei, Oz (2022) : un être hybride dont l’étrange familiarité et le réalisme (des textures de la peau aux tentacules) ne peuvent que séduire, témoignant au passage de la qualité assez exceptionnelle des animations.
Il faut au moins cela pour que l’immersion soit totale, y compris à l’étage, où deux longs et larges bancs verts s’étalent devant deux écrans inclinés. Ces sièges, comprend-on en découvrant MatryoshkaVerse (2022), une vidéo documentaire d’une quarantaine de minutes, évoquent ceux qui habillent les trains chinois.
Quant aux écrans inclinés, ils représentent les fenêtres de la cabine d’un conducteur de train d’où l’on observe des vaches circonspectes, des scientifiques en blouse bleue électrique se lancer de gigantesques poupées matriochka à la façon d’un jeu de balle au prisonnier. Avec fantaisie et humour, le documentaire de Cao Fei immerge ainsi le visiteur dans une région – Manzouli, en Mongolie, à la frontière russo-chinoise – qui a dû récemment faire face à un développement urbain et à une mondialisation rapides.
L’occasion pour l’artiste chinoise de pointer une situation percluse de contradictions culturelles : les devantures de supermarchés sont en cyrillique ; les balades chantées par les personnages sont en chinois, mais la mélodie paraît héritée des grands standards russes ; les scientifiques dansent la valse, puis la polka avec des paysannes ; les tentes sont issues de la tradition mongole ; les vaches côtoient les parcs d’attraction représentant des monuments du monde entier, tandis que des mammouths… traversent la ville. Pendant ce temps-là, dans le train, un astronaute observe le paysage avec mélancolie. Celui-là même que l’on retrouve dans la dernière œuvre présentée par Cao Fei : Nova, un film daté de 2019 où un scientifique chinois tente de résoudre le problème du voyage dans le temps en compagnie d’une chercheuse soviétique dont il tombe éperdument amoureux, tandis que ledit astronaute erre entre deux scènes sur les dunes. La narration n’est pas linéaire, et c’est tant mieux : cela ajoute de la confusion, encourage l’abandon, et favorise une immersion nécessaire à ce voyage délicieux.
- Duotopia, jusqu’au 19 août 2023, Sprüth Magers, Oranienburger Str. 18, Berlin.