En cette rentrée, le duo parisien a visiblement décidé d’occuper l’espace artistique : exposés lors de la dernière édition de Scopitone, présents au Centre Pompidou dans le cadre de l’exposition Poétiques de l’immatériel, Émilie Brout & Maxime Marion ont également le droit à un solo show (IDLE) à la galerie 22,48m2, à Romainville. Comme si cela ne suffisait pas, les Français en profitent à chaque fois pour dévoiler une autre facette de leur travail, partagé entre IA, projection vidéo, NFT et références à la pop culture.
Lorsqu’ils se rencontrent à l’École Nationale Supérieure d’Art de Nancy, cinq ans avant de commencer à travailler ensemble lors d’un cursus entamé au sein des Arts Décoratifs de Paris, Émilie Brout & Maxime Marion, nés en 1984 et 1982, partagent une même passion pour l’art, un même amour du geste créatif. Mais autre chose, à l’évidence, les rapproche : un intérêt commun pour des thèmes profonds (l’identité, le consumérisme, la condition humaine), qu’ils souhaitent expérimenter à leur façon, en s’autorisant l’humour, la dérision, l’erreur, sans jamais jurer fidélité à une expression artistique trop ouvertement figée. Depuis une dizaine d’années, on a ainsi vu le duo approcher une variété de supports, de la peinture à la sculpture, de la technologie numérique à l’IA ou aux NFT. À l’image de la sculpture-hommage à Satoshi Nakamoto, intitulée fort justement Nakamoto (the Proof), acquise en février dernier par le Centre Pompidou.
« Étant donné que les NFT ne résolvent pas la question de la monstration, cette technologie n’étant finalement qu’un moyen de traçage, l’idée était d’en éditer un aux côtés d’une institution et dans un contexte qui a du sens pour nous », pose Maxime Marion, soucieux de rappeler la démarche presque conceptuelle du duo, symbolisée ici par la création d’une image scannée : celle du passeport de Satoshi Nakamoto, seule preuve de l’existence du créateur du bitcoin que le duo a cherché à reproduire au moyen de la technologie que ce dernier a créée.
Matière à réflexion
Les propos élogieux ne manque pas pour qualifier le travail d’Émilie Brout & Maxime Marion : Les Inrockuptibles disent deux qu’ils « continuent d’affirmer leur étude, rare dans le champ français, de l’impact des nouvelles technologies sur les manières dont les contemporains se pensent à l’image » ; la galerie 22,48m2, qui accueille leur dernière exposition IDLE, se réjouit de leurs œuvres, qui hybrident « formes, statuts et influences en jouant du syncrétisme esthétique propre aux intelligences artificielles », tandis que ChatGPT, que les deux comparses se sont amusés à manipuler pour les besoins de leur biographie, prétend qu’ils « font partie des artistes les plus passionnant·es et les plus influent·es de leur génération ».
Derrière de telles déclarations d’amour, on sent toutefois l’émergence d’un possible reproche, une certaine méfiance vis-à-vis d’artistes trop opportunistes pour accepter d’appartenir à une seule catégorie. La vérité, c’est que Émilie Brout & Maxime Marion n’ont rien de ces arrivistes prêts à se réapproprier une technologie à la mode. Chez eux, chaque œuvre résulte d’un long processus, précieux et réfléchi.
« Si l’on prend exemple du NFT Nakamoto, ce qui nous intéressait était moins le monde de la crypto que la vie de cette personne qui a réussi à révolutionner l’économie mondiale tout en préservant son identité », précise Maxime Marion, dont le propos est immédiatement complété par Émilie Brout : « En fin de compte, on ne s’intéresse aux nouvelles technologies qu’au moment où l’on comprend qu’elles ont un réel impact auprès du grand public, au sein des pratiques amatrices. Forcément, cela prend du temps de savoir quel type d’outil va avoir une influence sur notre regard ou nos modes de vie, mais c’est précisément à ce moment-là qu’il devient intéressant, qu’il est possible de le détourner, de questionner la culture mainstream. »
Culture pop
Si le processus créatif du duo nécessite de nombreux allers-retours, c’est aussi parce qu’ils prennent le temps d’écrire chaque œuvre bien en amont, très souvent même avant de penser aux images. Pour IDLE, par exemple, ils ont réfléchi à un texte, sollicité l’IA et nourri leurs propos de références, notamment à la fable gothique de Mary Shelley (Frankenstein ou le Prométhée moderne,) et aux comédies musicales. « Par la suite, on a cherché à mimer des citations existantes afin de les détourner, de les mélanger, d’opérer une forme de cut-up, un peu à la manière de ces IA qui se basent sur des statistiques pour faire des propositions », poursuit Maxime Marion, dont la référence à la technique du cut-up ne doit rien au hasard.
Elle résulte d’une évidente passion pour le corpus de la Beat Generation, mouvement littéraire auquel est rattaché l’inventeur du cut-up (William S. Burroughs) et dont faisait partie Gregory Corso, ce poète qui, en 2018, inspirait au duo la création de B0mb. Soit une vidéo générative en ligne, différente à chaque visionnage et accessible via un site web dédié. « Toutes ces références sont également une manière de dire que ce qui nous nourrit ne vient pas nécessairement du champ de l’art contemporain ou de la Renaissance, affirme Émilie Brout. Quant à la littérature et au cinéma, on aime le fait de pouvoir aller y puiser des scènes ou des éléments qui traversent l’imaginaire commun ».
Dès 2013, le duo intriguait ainsi avec 4 Million Year 2001: A Space Odyssey, une vidéo consistant en un ralentissement de la fameuse ellipse du film de Stanley Kubrick, cette scène de 2001, l’Odyssée de l’espace où l’arrivée d’un vaisseau spatial après qu’un australopithèque a jeté un os en l’air est censée symboliser l’écoulement de quatre millions d’années.
« Avec cette œuvre, souligne Maxime Marion, il y avait non seulement l’envie de créer une vidéo de 4 millions d’années, mais aussi l’idée de faire corps avec l’utopie du web-art, de participer à ce mouvement qui promettait de révolutionner notre rapport à l’art. » Évidemment en phase avec les dires de son partenaire créatif, Émilie Brout abonde dans le même sens : dans leurs travaux, il s’agit moins d’être dans l’admiration des innovations technologiques que d’en questionner les usages, de créer avec, de les utiliser afin de proposer d’autres types de monstrations. « Ce qui nous intéressait avec 4 Million Year 2001: A Space Odyssey, c’était de créer une œuvre participative, invitant quiconque à télécharger la vidéo, à en copier le code source et à veiller à maintenir le projet en ligne. »
L’art du cliché
Avec IDLE, on assiste donc aujourd’hui au dernier chapitre d’une œuvre entamée au début des années 2010, moins intéressée par l’idée de questionner les frontières entre réalité et fictions (« de plus en plus poreuses », dit Émilie Brout) que d’explorer ce qui se passe entre ces deux espaces, ce qui résulte de la friction entre ces deux univers. Avec, en tête, l’envie de créer une « mythologie alternative », de ne pas être dans la fascination technologique ou le discours moralisateur. « On cherche simplement à jouer avec les propriétés des outils auxquels on a accès », nuance le duo, d’une même voix.
Littéraire et cinéphile par son récit, mais complètement plasticienne dans ses formes et son approche, avec ces projets qui s’intéressent aux spécificités des outils et aux images qu’ils produisent, l’œuvre d’Émilie Brout & Maxime Marion se présente ainsi, à l’âge du tout-numérique, comme une nécessaire réflexion sur les nouvelles technologies, les possibilités inédites qu’elles permettent comme les stéréotypes et les regards biaisés qu’elles engendrent.