Première vision : une ville d’affaires, toute entière ouverte sur l’Europe. Deuxième vision : l’un des spots les plus excitants en termes de propositions culturelles et d’art numérique. À Bruxelles, c’est presque un lieu commun de le dire, un foisonnement artistique se fait sentir, symbolisé par l’arrivée de nombreux artistes hexagonaux ces dernières années. Romain Tardy, rencontré il y a quelques semaines, est l’un d’entre eux. Joanie Lemercier en est un second exemple. Très actif, toujours à la recherche de nouvelles idées à explorer, le Français nous a ouvert les portes de son studio.
La commune d’Anderlecht, un jour de semaine, en septembre, n’est pas des plus actifs. Pour s’y rendre, il faut marcher une trentaine de minutes depuis la gare du Midi, traverser le Canal et tourner le dos au poumon culturel du centre-ville bruxellois. Une fois arrivé devant les portes du studio de Joanie Lemercier, situé non loin de l’Institut des Sœurs de Notre-Dame, tout paraît extrêmement calme, serein, propice à la création. Même constat une fois la porte franchie : tout semble bien rangé au sein de cet espace de 500 m2 où le Français s’est installé il y a sept ans, deux ans et demi après son arrivée à Bruxelles. « Le fait d’avoir ce studio a complètement changé notre manière de travailler, confesse d’emblée Juliette Bibasse, curatrice et co-directrice du studio. Cela faisait huit ans que l’on était beaucoup sur la route, que l’on créait essentiellement digitalement. Avec un tel lieu, on pouvait désormais bricoler une œuvre, faire des tests, intégrer davantage de physicalité dans ce que l’on crée. »
Si Juliette Bibasse prend ainsi la parole, c’est aussi parce que le travail semble être ici collectif, chaque projet étant pensé à quatre, aux côtés d’un assistant de production et d’un assistant de développement technique. Dans ce studio – réparti ainsi : un atelier, un espace bureau éclairé par la lumière du jour, des bureaux au deuxième étage et espace de vie au 3e -, tout le monde a un rôle, mais tout le monde le dépasse. Les avis s’échangent, les conseils aussi, si bien que chacun est perpétuellement impliqué dans les différents projets développés ces dernières années. Parmi les derniers ? Solar Storm et All The Trees, qui actent toute une réflexion autour de la mise en place de nouveaux imaginaires. Présenté lors de la prochaine Fête des lumières, à Lyon, du 7 au 10 décembre prochains, All The Trees se veut en effet autant un moment partagé et collectif qu’une relecture de la nature environnante devant laquelle les locaux passent peut être chaque jour sans prendre conscience de sa beauté.
En attendant, c’est bien Joanie Lemercier que l’on retrouve dans le hall d’entrée, actuellement occupé à travailler une version miniature d’Edges, une installation sur le point de voyager au Pérou et au Matmut centre d’art en Normandie (Points de Vue, du 15 décembre au 24 mars 2024) . Il faut tester les fichiers de calibration, vérifier les nouveaux réglages, voir quels effets visuels fonctionnent moins bien : « Tout est préparé en atelier afin de ne pas devoir se rendre systématiquement sur place », précise-t-il. Par fainéantise ? Plutôt par préoccupations écologiques, Edges ayant été pensée pour utiliser un minimum d’énergie, ainsi que pour être très minimaliste dans l’esthétique.
Réenchanter le monde
Cela n’a pas toujours été le cas : longtemps, Joanie Lemercier dit s’être enfermé dans une course à la technologie, s’appropriant chaque nouvel outil lancé sur le marché sans forcément chercher à le comprendre, sans même se poser la question de son impact écologique ou de l’idéologie qu’il pouvait renfermer. Aujourd’hui, le Français, proche de Romain Tardy et d’Adrien M & Claire B, dit en être revenu.
Certes, des dispositifs comme Brume captent moins l’attention pour ce qu’ils ont à raconter que pour cette recherche du beau et du lien avec les éléments naturels (le vent, l’eau…) qu’ils semblent défendre, mais ils constituent finalement une exception au sein de la démarche défendue par Joanie Lemercier et son équipe. « L’idée, à l’heure actuelle, est d’amener l’art dans les espaces politiques, que ce soit lors des Journées d’été des écologistes au Havre, dans des conventions ou même à la Fête de l’Huma, confirme-t-il, sans toutefois avoir une idée vraiment précise des lieux où exposer. Seule certitude : ces velléités ne masquent en aucun cas un éventuel projet politique. « Je ne cherche pas à créer des alliances, j’ai simplement envie de faire exister l’art dans des endroits où il est historiquement absent, de politiser mon propos, d’amener d’autres personnes à réfléchir aux mêmes problématiques que moi. »
Cette prise de conscience, Joanie Lemercier dit l’avoir eu en découvrant sur les mines de charbon en Allemagne, à 1h30 de Bruxelles. « J’ai été bouleversé, dit-il, les yeux soudainement grands ouverts. Dans ce décor de fin du monde, à la Mad Max, où tout est détruit, j’ai réalisé à quel point la situation était grave. Depuis, je me suis connecté avec des ONG, je discute avec XR, Ende Gelande et Les Soulèvements de la Terre afin d’intervenir lors d’un de leurs évènements. » On comprend alors que les différents travaux développés à plusieurs mains dans ce studio s’inscrivent dans une même volonté : rappeler à qui en douterait encore que l’on peut rêver de futurs technologiques qui ne soient pas au dépend des espaces naturels, qu’il est possible de parler de sobriété écologique et de préservation de la nature tout en cherchant à réenchanter le monde grâce aux nouvelles technologies. Pour preuve, Joanie Lemercier évoque Helios, un projet encore en recherche et développement dont l’ambition est de prôner une utilisation différente, low tech, de la lumière du soleil.
Revenir au réel
À regarder les œuvres qui nous entourent, il y a en effet quelque chose de frappant à constater l’omniprésence de références à la nature. À commencer par ces dessins génératifs (Paysages Possibles) à travers lesquels Joanie Lemercier représente le Sublime (des paysages, des chaînes de montagnes, des déserts, la surface de l’océan, etc.) à l’aide d’algorithmes. « Une fois que j’ai l’idée d’un paysage, j’utilise des variables et génère des centaines de versions différentes. C’est évidemment très lent pour sortir toutes ces itérations d’un plotter, mais j’aime ce rapport au temps, j’aime prendre le temps de les découvrir au fur et à mesure de leur impression, ne serait-ce que pour explorer plus sérieusement encore certains détails par la suite. »
S’il y a dans ce travail l’évidente nécessité d’épuiser une idée, une esthétique, quitte à s’en lasser, il y a aussi l’envie de renouer avec la physicalité. Reconnu pour ses mappings à la puissance visuelle folle, Joanie Lemercier ressent désormais le besoin de garder une trace de ses différents travaux. « Après une dizaine d’années de pratiques vidéo, j’étais frustré de ne garder aucune trace de mes œuvres, si ce n’est des fichiers, de travailler des mois sur une vidéo qui, une fois projetée sur le bâtiment choisi le temps d’un week-end, disparaissait aussitôt. Ainsi, j’ai eu envie de créer des choses sur papier, de sortir de l’écran d’ordinateur, de revenir vers le monde réel en quelque sorte. »
Utopie artistique
Au sein du studio, cette réalité est partout : dans cette récolte de graminées, dans ces plantes, dans ce sable et autres éléments naturels avec lesquels les quatre collaborateurs travaillent au quotidien, que ce soit sur Prairie ou tous les autres projets développés ces quatre dernières années. Au point, un jour, de délaisser les technologies pour assumer une démarche de plasticien ? Joanie Lemercier répond : « Non, l’idée est plutôt d’avoir perpétuellement un objet physique pouvant être augmenté ou non par la technologie, de développer des œuvres qui peuvent se décliner sur plusieurs formats différents. » L’artiste prend alors en exemple son nouveau laser, équipée d’une batterie intégrée, qu’il semble se réjouir de pouvoir trimballer dans un simple sac à dos aux côtés de son ordinateur. « C’est clair que ça facilite l’utilisation, d’autant que les prix des diodes laser se sont effondrés. Aujourd’hui, il faut compter 1 000 euros pour 7 watts, contre au moins 10 000 euros il y a une décennie… »
À l’accessibilité des technologies, Joanie Lemercier répond ainsi par une liberté créative toujours plus grande, par un propos toujours plus conscientisé, par des œuvres pouvant être sans cesse réinventées : pensée pour être montrée en intérieur, Brume, caractérisée par ses gouttes d’eau très fines et très sensibles aux courants d’air, devrait ainsi être présentée en extérieur d’ici fin 2024 à l’aide de « différents systèmes de pression ». Pour l’heure, il est déjà temps pour Joanie Lemercier et son équipe de se remettre au travail, l’esprit préoccupé par les différentes tâches à accomplir d’ici la fin de journée, ainsi que par cet agenda qui ne désemplit jamais vraiment.
« C’est finalement l’avantage de posséder un tel studio, conclut Juliette Bibasse. Cela permet d’être davantage dans le prototypage, dans la recherche, et donc d’avoir toujours plus d’idées à concrétiser. » Plus qu’un studio, on préfère toutefois envisager ce lieu comme une sortie d’utopie artistique, où chaque espace est dédié à une idée, où tout semble fait (le matériel à disposition, l’architecture des pièces, etc.) pour qu’une équipe créative puisse donner vie à sa propre vision, sa propre logique.