À l’instar de nombreuses autres expositions d’art numérique à l’heure actuelle, celle de la galerie Spiaggia Libera, à Paris, vise à replacer la nature au centre de nos préoccupations en revalorisant les pratiques vernaculaires à l’ère du tout-technologique. Pour un résultat finalement aussi critique et réflexif que nécessaire à la préservation de notre avenir.
Pour la première fois, la galerie Spiaggia Libera, inaugurée en 2023, invite des commissaires extérieurs, Alexis Loisel-Montambaux et Felicien Grand D’Esnon. L’objectif ? Faire entendre des nouvelles voix qui puissent partager le travail d’artistes en lien avec d’autres directions artistiques, et ainsi, à en croire la fondatrice et directrice, Sacha Guedj Cohen, « ouvrir des champs, d’autres visions ».
Pour ce faire, cinq artistes ont été invités : Anima Correa et Jenna Sutela, habituées des collaborations avec la galerie d’art parisienne, mais aussi Patricia Dominguez, Katija Novitskova et Timur Si Qin, à la dimension plus internationale. Dans Et la guêpe entra dans la figue, tous et toutes présentent différentes manières d’aborder la pratique du techno-vernaculaire, ainsi que la symbiose interespèces entre l’humain et le non-humain, entre l’animal et le végétal.
Qui observe qui ?
L’exposition s’ouvre sur les œuvres d’Anima Correa et de Katija Novitskova qui, d’emblée, déstabilisent, en raison des multiples paires d’yeux braqués sur nous : ceux de créatures en tout genre, accompagnés ici de sons électroniques – semblables à ce qui pourrait être un chant de cigales un soir d’été – et d’une odeur. Celle du patchouli, une plante tropicale aux notes terreuses et boisées, rappelant que tout a été pensé ici pour plonger le spectateur dans l’univers techno-vernaculaire de ces artistes qui, selon Sacha Guedj Cohen, « explorent des alternatives à une vision linéaire du temps et connectent des mondes qu’on oppose souvent ». Ou comment renouer avec une nature qui se veut ici magique et puissante.
Chez Anima Correa, une artiste américaine qui travaille autour de l’univers des fonds marins, le techno-vernaculaire se retrouve dans des peintures pop façon street art, dans lesquelles elle met en scène différentes espèces ou créatures informes. Ici, l’œil d’un céphalopode ; là, les yeux verts amorphes de ce que l’on nomme un « revenant » (surnom d’une famille de poisson) ; ailleurs, une créature hybride, constituée de plusieurs parties d’animaux marins, ainsi que des obsidiennes, des pierres puissantes réputées pour leurs propriétés de protection. Simple délire surréaliste ? Plutôt une critique de l’omniprésence des Hommes et des technologies, précisément celles qui vident la Terre de ses ressources.
Fusionner la technologie avec la faune et la flore
En face des œuvres d’Anima Correa, on retrouve les créatures de l’artiste engagée Katija Novitskova. Depuis Amsterdam, où elle est basée, cette dernière travaille régulièrement avec des scientifiques, et s’intéresse à la question des datas – essentiels pour elle comme pour tout artiste issu de la génération post-Internet -, ainsi qu’à l’impact de la digitalisation du monde sur notre société. Cela se traduit ici dans des œuvres qui étudient l’évolution des animaux dans des zones naturelles – Katija Novitskova travaille régulièrement avec des parcs nationaux et des réserves – grâce à une intelligence artificielle chargée de relier le passé d’une espèce à son futur. C’est ainsi que le Gnou d’Earthware est né le 6 octobre 2017, et se voit ici représenté dans des impressions digitales finalement semblables à ces dessins que l’on trouvait jadis sur les parois des grottes. Au milieu de l’exposition, on fait même face à une peinture rupestre, témoignant du choix délibéré d’utiliser une esthétique similaire à celle des peintures de la préhistoire.
Plus on avance au sein de l’exposition, plus la volonté de retourner vers la nature, aux pratiques ancestrales, se veut manifeste. Dans la seconde pièce, on retrouve une œuvre d’Anima Correa, Bottomfeeder (Piriwiri), qui, comme les deux premières, critique l’impact de l’Homme « tout puissant » investissant les fonds marins quitte à en perturber l’écosystème naturel. En face, deux photos de Timur Si Qin captent l’attention. Parce que l’Allemand, connu pour ses explorations dans la nature et sa pratique de la photogrammétrie, modélise ici en 3D diverses plantes observées lors de ses escapades – une démarche jusqu’au-boutiste qui lui permet de créer via Untitled (natural origin, 9 et 5) une autre typologie de plantes. Parce que, une fois de plus, ses œuvres replacent la nature au centre d’une nouvelle spiritualité, une nouvelle religion qui viendrait supplanter toutes les autres. Et parce que Timur Si Qin confère à ses créations une esthétique clinquante, semblable au visuel d’une publicité, pour formuler au mieux sa critique du capitalisme, et ainsi militer en faveur de cette nouvelle religion.
Aux sources de la spiritualité
La dernière œuvre de l’exposition, Matrix Vegetal, prend quant à elle la forme d’une fiction éthnobotanique, réalisée par Patricia Dominguez, dans laquelle se déploie un monde entièrement digitalisé. Pour cela, l’artiste chilienne a traversé la frontière péruvienne, s’est immergée durant plusieurs mois au sein d’une communauté, s’est imprégnée de sa culture, ses traditions et ses coutumes, quitte à consommer de l’ayahuasca dans l’idée, toujours souterraine ici, de renouer avec la nature et la spiritualité. En résulte une vidéo où la protagoniste, vêtue d’une combinaison futuriste, comme pour appuyer l’idée d’une autre temporalité, tente à l’aide d’une plante de retirer toutes traces de digital de son corps. Avec, comme point d’ancrage dans le réel, cette peinture qui entoure l’écran et reprend les motifs totémiques de la communauté dans laquelle elle a vécu, soulignant au passage l’idée d’une élévation.
De bout en bout, Et la guêpe entra dans la figue donne ainsi à voir la manière dont les artistes pensent les nouvelles technologies qui régissent notre société, comment ils repensent nos modèles sociétaux à partir d’éléments existants trop souvent oubliés, leur redonnant ainsi une légitimité, une place centrale au sein de nos existences. Jamais spectaculaire ou démonstrative, l’exposition saisit au contraire par sa quête d’authenticité et ses œuvres réflexives, parfaites pour amener quiconque à revoir ses priorités.
- Et la guêpe entra dans la figue, jusqu’au 11.05, Galerie Spiaggia Libera, Paris.