« La technologie ne m’intéresse que pour me connecter à la nature » : rencontre avec Neil Harbisson, pionnier du cyborg art

« La technologie ne m'intéresse que pour me connecter à la nature » : rencontre avec Neil Harbisson, pionnier du cyborg art
Portrait de Neil Harbisson ©Dilip Bhoye

Depuis 2004, Neil Harbisson vit et crée avec une antenne implantée dans le crâne. Alors qu’il s’apprête à exposer ses nouveaux travaux au Cube Garges en septembre, l’Irlandais revient sur l’essentiel : son parcours, son rapport à la science et son identité d’artiste cyborg.

« Tu es un vrai garçon. Du moins, aussi vrai que je n’en ai jamais fait. » L’histoire de Neil Harbisson ne dit pas si ses parents se sont déjà confiés à lui de cette manière, employant les mêmes mots que ceux formulés par le Professeur Hobby au moment de s’adresser au petit David Swinton dans A.I. Intelligence artificielle. Au fond, on ne sait même pas si l’Irlandais a vu le chef-d’œuvre de Steven Spielberg, probablement que oui, mais cette information est finalement sans importance. Après tout, Neil Harbisson, né en 1982 à Belfast, le répète à plusieurs reprises : son envie de devenir un cyborg ne doit rien à la science-fiction ou à une quelconque passion pour les innovations technologiques. Petit, il est tout simplement fasciné par la nature, les animaux et leurs nombreuses facultés que le jeune homme rêve d’expérimenter.

Neil Harbisson ©Kathy Anne Lim

Ainsi, Neil n’a que 11 ans lorsqu’il parcourt les pages de livres scientifiques, étudie la faune et découvre les théories d’Isaac Newton. Au même âge, les médecins lui diagnostiquent une achromatopsie, soit une incapacité à distinguer les couleurs. Après quelques années à ne voir la vie qu’en noir et blanc, et à s’habiller uniquement dans les mêmes tons, Neil, alors étudiant en art, rencontre un pionnier cybernétique qui l’aide à créer son premier prototype d’Eyeborg, peu de temps avant qu’il ne décide de s’implanter une antenne à l’intérieur du crâne – n’en déplaise au comité bioéthique des hôpitaux.

On est alors en 2004, et Neil Harbisson a déjà une vision très claire de ce à quoi il ambitionne : « Tout cela n’a jamais été fait dans l’idée de devenir un super humain, se défend-t-il d’une voix presque… robotique. On en revient ici à mon amour de la nature : cette antenne est une manière pour moi de retourner à l’état sauvage, d’entendre les vibrations comme les dauphins ou d’autres mammifères marins, d’avoir une vision infrarouge, etc. Si l’on observe bien le design, on comprend bien que l’antenne est davantage inspirée par la nature que par la science-fiction. »

Robot, après tout

À l’instar de nombreuses inventions humaines (l’avion, le filet de pêche, etc.), l’antenne de Neil Harbisson doit donc beaucoup aux capacités animales. Ce qui n’empêche pas les moqueries, les gestes déplacés (notamment une tentative de vol en 2006) ou les situations compliquées, comme lors de cette manifestation en 2011 où les forces de l’ordre s’en prennent à lui, persuadés qu’ils sont filmés : « Il y à la fois les gens qui touchent l’antenne sans me demander la permission, et ceux qui, bien que tentés par l’expérience, ont tout simplement peur de la manière dont va réagir leur corps, de la réaction de leur entourage, des normes sociales ou du sacrifice que cela peut impliquer. Car, oui, se créer un nouvel organe demande beaucoup de patience, c’est un long processus. »

Samuel Nicolausson ©Neil Harbisson

À 41 ans, Neil Harbisson ne compte pourtant pas en rester là : des implants, il s’en est fait d’autres (une sorte de boussole dans le genou lui permettant de savoir en permanence où se trouve le nord, une dent grâce à laquelle il peut communiquer en code morse), de même qu’il est parfaitement conscient de devoir régulièrement mettre ses facultés à jour. Surtout, l’homme-machine ne se soucie plus du regard des autres. Parce qu’il est persuadé que la technologie est une partie importante de notre identité, « si bien que beaucoup ne la ressentent pas ou ne s’offusquent pas de sa présence dès lors qu’il s’agit d’implants médicaux ». Parce que l’Irlandais symbolise en fin de compte l’alliance ultime de l’art et de la science. Et parce qu’il est convaincu d’être devenu un cyborg à des fins artistiques. « L’antenne est à la base de ma création. Elle est cet outil qui me permet de percevoir la vie autrement, de créer des sons et des couleurs différents, d’aborder la réalité d’une autre façon. Aussi, elle me permet de me sentir davantage vivant, de ressentir nettement plus de choses au quotidien. » 

Pour définir cette sensation, Neil Harbisson a même une formule, qui l’éloigne illico de tous ces transhumanistes refusant de mourir : « Mon idée n’est pas de vivre plus longtemps, je veux simplement expérimenter une vie avec davantage d’intensité. »

Homo-machinus

Si Neil Harbisson est le premier être humain à avoir opté pour une telle démarche, il n’est aujourd’hui plus le seul. Il le sait, il s’en réjouit, et dit que c’est précisément cet attrait pour le devenir cyborg qui l’a incité, en 2010, à créer une fondation pour défendre les droits des cyborgs (Fondation Cyborg), promouvoir l’utilisation de la cybernétique à des manifestations culturelles, ou encore développer les sens et les capacités humaines en créant et en appliquant des extensions cybernétiques pour le corps.

Neil Harbisson et Moon Ribas ©Kathy Anne Lim

Pour cela, l’Irlandais, aujourd’hui installé à Barcelone, s’est associé à Moon Ribas, cette artiste espagnole qui s’est implantée un sensor sismique dans le coude afin de ressentir les vibrations des tremblements de terre. À leurs côtés, évoluent désormais le Tchèque Dodo (à même de sentir les effets radioactifs), l’Espagnol Manel Muñoz (capable de détecter les changements de pression atmosphérique et de prédire le temps), le Chilien Esteban Celis ou encore Pol Lombarte, cet artiste espagnol qui fait de l’art à l’aide des battements de son cœur et avec qui Neil Harbisson expose en septembre au Cube Garges, dans le cadre de la Biennale Némo et de l’exposition Cerveau Machine. « On est tous très proches, on collabore ensemble, on échange sur Whatsapp nos expériences et nos idées. »

Persuadé d’être à la tête d’un nouveau mouvement artistique, voué à prendre toujours plus d’ampleur, Neil Harbisson tient à souligner que ses amis et lui se distinguent très nettement de tous ces artistes profitant des possibilités du numérique pour questionner les limites du corps : « J’ai l’impression qu’il y a deux tendances qui s’imposent à l’heure actuelle, explique-t-il posément. D’un côté, des artistes qui utilisent les nouvelles technologies dans le but de changer de corps, donner naissance à de nouvelles identités, de nouveaux genres ; de l’autre, ceux qui s’en servent pour changer l’esprit, développer de nouveaux sens. Bien sûr, la présence de l’antenne s’inscrit dans la première mouvance, mais mon intention se rapproche nettement plus de la seconde catégorie. Mon art est plus neuronal que lié à des questions d’identité. »

Jusqu’au-boutisme artistique

Cet art, justement, Neil Harbisson le veut collaboratif. De même que les réalisateurs ont besoin de monteurs ou de directeurs de la photographie, les cyborgs artistes doivent beaucoup aux designers, docteurs, infirmiers ou scientifiques auprès desquels ils travaillent. Dans le cas de Neil, sa capacité à entendre les couleurs lui permet ainsi de peindre les sons qu’il perçoit, ou de composer (au piano, de préférence) les différentes couleurs observées. D’où ces concerts faciaux où il permet aux gens de découvrir à quelles notes renvoient leur visage. D’où ces portraits sonores de célébrité (Al Gore, Moby, James Cameron, Marina Abramović…). D’où ses fameux « colour scores », soit des peintures de différents morceaux puisés dans le répertoire de Justin Bieber, Amy Winehouse, Bach ou encore Bonobo. 

Colour Scores – Amy Winehouse ©Neil Harbisson

Quant à la part d’interprétation ou de subjectivité, l’intéressé se veut très clair : « C’est là toute la différence avec le data art, qui utilise les données pour questionner arbitrairement différents sujets. Chez moi, la relation entre la couleur et les sons n’est pas arbitraire, subjective ou liée à mon imagination. Elle est redevable à des évolutions scientifiques. Mes œuvres sont presque des calculs mathématiques, elles résultent de données qui ont été physiquement transposées dans des notes ou des visuels. »

On en revient alors à cette phrase, répété à plusieurs reprises par Neil Harbisson et capable de synthétiser toute sa démarche, toute sa singularité, toute sa folie également : « Être cyborg, ce n’est pas simplement de l’art, c’est aussi ma manière de vivre ».

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