Intelligence artificielle : au cœur de la création à l’ère de l’automation (et des algorithmes)

Intelligence artificielle : au cœur de la création à l’ère de l’automation (et des algorithmes)
“Missing People” ©Stéphanie Roland

L’exposition Intelligence, c’est automatique ! présentée au Zebrastraat à Gand retrace un siècle de création fondée sur l’automatisme, et rassemble plus de 40 artistes. Des figures majeures de l’avant-garde – André Masson ou Pol Bury – y côtoient des artistes numériques de référence tels que Grégory Chatonsky, Obvious, Stéphanie Roland, ainsi qu’une vingtaine d’artistes émergents. Visite de cette généalogie esthétique et critique, de l’automation aux algorithmes, avec le commissaire Thierry Dufrêne.

Sachez-le d’emblée : Intelligence, c’est automatique ! n’est pas une énième exposition sur l’intelligence artificielle. Visible jusqu’au 8 juin 2025 à Gand en Belgique dans le cadre de la biennale NTAA 2025, cette proposition prend un tout autre angle. « Qu’est-ce que ça veut dire, nouvelle technologie ? Et intelligence ?, interroge innocemment Thierry Dufrêne, commissaire de l’exposition. J’ai proposé d’ancrer la question sur l’automatisme et la création assistée par des machines, comme une extension du pacte anthropologique. L’artiste interagit avec une entité – une personne, un objet, un dispositif – qui possède une forme d’intelligence» Un propos cohérent au regard du parcours de ce professeur d’histoire de l’art contemporain à l’Université Paris Nanterre et critique d’art, qui avait déjà initié l’exposition Persona au Quai Branly, questionnant l’attribution de qualités humaines aux objets.

Car il faut bien l’admettre : la sempiternelle question « qui est l’artiste, l’humain ou la machine ? », réactualisée par l’IA, traverse l’histoire de l’art depuis plus d’un siècle déjà. Ce que propose cette exposition, c’est donc de restituer les étapes de l’automation dans l’art, ses mutations, ses détours, depuis les premières expérimentations surréalistes jusqu’aux images générées par l’intelligence artificielle. Un parcours critique et sensible, qui fait réfléchir autant à la place de l’artiste qu’aux mutations profondes de la pensée contemporaine.

Sculpture cinétique où des billes sont disposées sur une sculpture en acier courbée.
©Pol Bury

Les pionniers de l’automation

En premier lieu, l’exposition invite à prendre conscience de l’historicité de l’automation. Au rez-de-chaussée du Zebrastraat, dans ce que Thierry Dufrêne surnomme affectueusement la « Sixtine de l’automatisme », sont réunies des œuvres du début du XXe siècle. Ici, la déconstruction du mouvement, la figure de la chute, la recherche d’un geste libéré de l’intention viennent poser les jalons d’une histoire antérieure à l’ère numérique. On y retrouve André Masson, Pol Bury, Bas Jan Ader, Piotr Kowalski, Claude Rutault ou encore Renato Ranaldi : chacun·e à sa manière a exploré les voies d’un art affranchi du contrôle total de l’artiste.

Les tableaux d’André Masson, faits de colle et de sable projeté, résonnent comme une célébration du hasard et du subconscient. À quelques pas, les sculptures cinétiques en bois de Pol Bury oscillent lentement, presque imperceptiblement, sous l’effet de moteurs discrets : une méditation sur le temps et l’instabilité. « Je crois beaucoup que l’art contemporain attend quelque chose du processus de fabrication », souligne Thierry Dufrêne.

Ce chapitre met ainsi en lumière une première diversité des formes d’automatisme : « les automatismes subjectifs, c’est-à-dire ceux qui sont liés au sujet – que ce soit l’artiste ou le spectateur -, à son corps, à ses émotions, à ses réactions. » Une extension symbolique du corps et de sa subjectivité, dont le nouveau métabolisme en tension trouve un écho saisissant dans l’installation A.I. Ball de l’artiste australien Thomas Marcusson. Ici, des cartes électroniques traitent en temps réel des problèmes mathématiques, provoquant le déplacement de billes d’acier d’un bout à l’autre de l’œuvre. Une installation qui illustre à sa façon les frictions entre déterminisme technologique et imprévisibilité du réel.

Dans un laboratoire, une machine génère de l'argent.
€1 Generative Art ©Niklas Roy

L’heure des automates

En poursuivant le parcours, l’une des œuvres les plus saisissantes de l’exposition s’impose au regard : Crystal Palace. Avec une économie de moyens et une esthétique proche de la marionnette traditionnelle, Nicolas Darrot interroge ici la nature même de l’intelligence, non pas dans le mouvement de ces personnages animés mais dans l’intentionnalité que l’artiste donne à son œuvre. Une machine qui se pense elle-même, dans une mise en abîme troublante faite d’animation, de lumière et d’ombre. Il y a là une forme de distance ironique, presque mélancolique, qui n’est pas sans rappeler Gilbert Peyre, figure de l’art brut, et sa Menine exposée quelques mètres plus loin. Dans cette ambiance de fête foraine détournée, à la fois sonore et visuelle, une poupée s’anime, tourne, vacille. « Mais danse-t-elle réellement pour nous ? », interroge Thierry Dufrêne, suggérant une ambiguïté fondamentale entre performance et simulacre, entre spectacle et solitude mécanique. Pour le commissaire, « ces œuvres illustrent des automatismes objectifs : ceux qui sont en relation avec le mouvement des choses, les automates, les dispositifs machiniques. »

Très vite, tous ces automates déplacent notre réflexion : l’intuition humaine peut-elle être déléguée à un « outil artistique » ? Peut-on créer sans conscience ? Le questionnement prend corps dès l’entrée dans la salle suivante, avec €1 Generative Art de Niklas Roy. Ici, une simple pièce introduite dans une machine suffit à déclencher la création d’un dessin, tamponné, numéroté. Mais qui est l’auteur lorsque le geste est entièrement automatisé ? « Les artistes prennent en compte les allers-retours entre notre affectivité humaine et une intelligence en devenir », observe Thierry Dufrêne. Ce sont ces tensions, ces frottements entre organique et algorithmique, qui nourrissent certaines œuvres présentées. Excitation Station de Christiaan Zwanikken creuse précisément cette idée d’une intelligence du vivant, avec une installation à l’esthétique à la fois organique et radicale. Des plantes y sont mises sous observation, leurs ondes électriques sont isolées, amplifiées, exposées.

Plus loin, Kazokutchi, œuvre collective des artistes japonais So Kanno, Akihiro Kato et Takemi Watanuki, récompensée à Ars Electronica en 2024, déploie une série de petits robots – évocations à leurs ancêtres Tamagotchis – qui se déplacent, interagissent, se reproduisent dans des écosystèmes artificiels. Un microcosme troublant où le vivant est répliqué, mais avec ses propres règles et ses possibles mutations. Une parabole sur la complexité du vivant… et sur ce que nous pourrions déléguer aux machines.

Dans le noir, une maquette reproduit des écosystèmes artificiels au sein desquels se déplaces de petits robots lumineux.
Kazokutchi ©So Kanno, Akihiro Kato et Takemi Watanuki

Des mémoires d’internet à l’intelligence artificielle

Une autre salle de l’exposition, intitulée « Automatismes du temps Internet », s’attache à une question centrale : que deviennent nos mémoires à l’ère des algorithmes ? Ammar Bouras et Pietro Catarinella dressent un paysage mental, nourri des résidus de nos interrogations/interactions quotidiennes sur Internet. Leurs œuvres matérialisent les pensées fragmentées, les traces que nous laissons derrière nous. De son côté, Jan Svenungsson démontre, dans ses cartes reproduites à la main, que l’humain reste ce scripteur sensible et inventif, même dans un monde automatisé. Dans un autre registre, les pièces d’Adam Basanta ou de Grégory Chatonsky (Complétion 1.0) semblent littéralement incarner la mémoire du monde. Une mémoire saturée….

Ce sont justement ces fragments accumulés, archivées, recrachées, qui alimentent les datasets d’images, de sons, de textes et nourrissent les IA génératives. Faut-il déjà y voir une automation de notre mémoire collective La question se pose avec une acuité troublante dans le parking du Zebrastraat, où s’amorce la visite avec le tableau, Mind to Image, du collectif Obvious. Elle se prolonge un peu plus loin avec l’œuvre bouleversante de Stéphanie Roland. S’appuyant sur une base de données de personnes disparues, l’artiste belge imagine Missing People, un dispositif d’une poésie rare : des visages recréés par intelligence artificielle, imprimés sur des plaques de verre apparemment vierges, révélés uniquement par la lumière – celle d’un téléphone, d’une lampe, etc. Une œuvre fragile, suspendue, qui fait surgir la mémoire dans un état de latence.

Dans le noir, une installation projette sur deux colonnes de quatre écrans chacune des diapositives à l'esthétique rétro.
Phalanx ©Greg Marshall

Dans une tonalité plus critique, Phalanx du Canadien Greg Marshall projette 640 diapositives Kodachrome. Un geste d’archive autant qu’une méditation sur la perte, la transmission et la nostalgie. En filtrant des récits familiaux à travers des algorithmes, Greg Marshall questionne la filiation des images, leur place entre mémoire intime et globalisation des données. Qui parle ? Qui montre ? Qui se souvient ? Enfin, retenons 16bit:wolf de Cy Lixe sur un ton quelque peu cynique et lucide. Sur scène, sous les yeux du public, une chanson pop se fabrique en temps réel. Banalité du processus, efficacité des outils, vacuité créative : cette mémoire collective est aussi celle des recettes connues, des algorithmes de la moyennisation. L’automation du trop-plein et du vide en même temps.

  • Intelligence, c’est automatique !, jusqu’au 8 juin, Zebrastraat, Gand.
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