Face à l’essor de nouvelles technologies liées à la blockchain ou aux NFT, les grands acteurs de la vente au sein du monde de l’art adoptent une position mouvante. Décryptage avec deux des 128 “cofondateurs-investisseurs” de la NFT Factory.
Hôtel Drouot, Christie’s, Aguttes… Qu’importe si ces noms évoquent un monde exotique ou ne vous disent rien, ces maisons représentent un petit milieu, opaque mais très puissant : elles « font » l’art, au sens économique du terme – du moins jusqu’à il y a peu. Face aux premières œuvres sous forme de NFT vendues à des prix records (69,3 millions en 2021 pour un collage numérique de l’américain Beeple), la réaction globale du marché a d’abord été l’emballement collectif…
Pas de bol, à peine quelques mois plus tard, c’est l’effondrement : la plateforme d’échanges FTX fait banqueroute, la bulle explose, les prix chutent… Aujourd’hui, beaucoup se sont détournés de ces nouveautés à l’arrière-goût amer, après y avoir laissé quelques plumes sous forme de gros billets verts.
Révolution manquée ?
Faut-il conclure que la révolution promise par les NFT et l’émergence des crypto-arts, cette nouvelle forme d’art digital, serait une révolution manquée, voire même illusoire ? Romain Verlomme-Fried, commissaire-priseur et cofondateur à NFT Factory, revient sur cet épisode, estimant qu’il y a eu au départ une lubie spéculative qui n’était ni authentique, ni fouillée mais motivée par « de mauvaises raisons ». Pour preuve, elle concernait avant tout des « collectibles NFT » (Cryptopunks, Hashmasks…), soit des fichiers visuels en série que l’on achetait directement dans une logique de collection et de revente.
« Beaucoup de salles de ventes refusent les artistes NFT car elles ne se sont pas équipées en wallet, protocoles de stockage… »
Une fois passés ces premiers déboires, « l’intérêt général s’est un peu tassé, explique Romain Verlomme-Fried, citant en exemple le climat actuel. Dans les salles d’enchères classiques, les ventes consacrées aux NFT se comptent aujourd’hui sur les doigts d’une main ». Notons également que, du côté des sociétés de vente aux enchères, des grandes galeries et des musées nationaux, soient les leaders de la vente d’art, les œuvres dématérialisées occupent encore et toujours une place marginale.
Deux mondes en apparence imperméables
Le marché classique est-il exclu ou volontairement en rupture avec ces artistes émergents, des digital natives aux plus jeunes ? Romain Verlomme-Fried le remarque : « Il y a au final assez peu de commissaires qui s’intéressent aux NFT, tandis que la jeune génération a embrassé le phénomène pour ses garanties de propriété décentralisées. »
Le clivage est donc réel : les acheteurs en crypto-art ont quasi tous moins de quarante ans et n’ont souvent jamais mis les pieds dans une salle de vente ; exactement l’opposé du profil de l’acheteur traditionnel. Mais les efforts pour percer le plafond de verre sont bien là. En exemple, on citera la récente équipe « art numérique » et la création en son sein du poste de spécialiste NFT chez Sotheby’s. Celui-ci est occupé par Brian Beccafico, « fasciné par les synergies entre la blockchain, l’art et la notion d’authenticité », qui confie néanmoins avec regret que « 99% de ses acheteurs en crypto-oeuvres viennent encore de l’écosystème NFT ». Traduction : il existe encore deux marchés bien distincts, avec peu de passerelles pour faciliter les échanges.
Pour autant, ce ne serait plus qu’une question de temps, d’adaptation, d’éveil, d’acculturation technique et spirituelle avant qu’ils ne convergent. Et ce, même si on note encore parfois un manque de volonté, voire même des coutumes conservatrices, au sein du milieu. « Beaucoup de salles de ventes refusent les artistes NFT car elles ne se sont pas équipées en wallet, protocoles de stockage… renchérit Romain Verlomme-Fried. C’est quelque chose que l’on retrouvait déjà au cours des années 1990. À l’époque, parmi les commissaires-priseurs, beaucoup ne voulaient pas passer à internet. »
L’émergence de nouvelles pratiques face à un marché florissant
Que l’on songe aux musées internationaux qui programment des artistes NFT, ou à la maison Christie’s qui se dote d’une plateforme de vente digitale, nombre d’exemples permettent aujourd’hui de signaler un investissement et un engagement toujours plus prononcés au sein du Web3. Il faut dire que les incitations s’y mettre sont fortes. À en croire Lucie-Éléonore Riveron, CEO à la NFT Factory, nous serions même à l’heure actuelle en train de voir surgir un nouveau marché rentable : « Avant l’arrivée des NFT, les ventes d’arts numériques étaient presque inexistantes. Elles se cantonnaient aux musées qui en achetaient sous la forme d’installations. Le NFT a ouvert des possibilités de commercialisation à de nouveaux types d’œuvres ».
Entre pixel art, détournement et crypto-puzzle, les productions prolifèrent, « dont certaines se révèlent extrêmement bonnes » estime-t-elle. Toutefois, il serait encore difficile de prendre possession dudit marché, qui a débarqué avec ses méthodes et une culture influencée par le web, au point de chambouler les vieilles habitudes.
Un vent de libertés
Le temps où les artistes s’en remettaient totalement aux institutions est donc révolu. Il n’est plus question pour eux d’être livrés à eux-mêmes le temps que le monde de l’art s’adapte, ils ont développé des réflexes et des technologies résilientes sans précédent, annonçant déjà la problématique à venir, qui ne sera plus de savoir si les NFT ou le crypto-art vont finir par être acceptés par l’ensemble du marché, mais plutôt de savoir comment ce dernier va leur résister ?
Certains artistes-activistes s’opposent à leur assimilation, expriment de nouvelles aspirations…Surgissent ainsi des projets engagés comme le collectif Gxrls Revolution qui fédère la communauté d’artistes femmes actives au sein des NFT, utilisant le cyberespace pour s’auto-organiser. Pour le reste, tout un écosystème alternatif est en train de se mettre en place. À l’image de SuperRare, toute première plateforme dédiée au crypto-art, dont l’idée est de proposer des pièces uniques où les artistes apprennent à mettre directement en ligne leur travail. Autonomisation, revendications, émancipation des systèmes centralisés : tout porte à croire que le système de l’art est sur le point d’être réformé en profondeur.
Il s’agit ainsi pour les anciens acteurs du marché, désireux de travailler auprès de ces artistes, d’être conciliants et de conjuguer leurs intérêts avec des prérogatives de collaboration, d’une meilleure et plus juste répartition des bénéfices. À eux de démontrer leur capacité d’adaptation, en s’intéressant vraiment à la démarche des artistes NFT, sans chercher à les dénaturer. Aux artistes, aussi, de relever ce défi, de gagner le cœur du grand public et d’œuvrer auprès d’institutions qui, on le sait, peuvent être des alliés de poids.