Innerspace VR : 10 années de création en dix dates clés

Innerspace VR : 10 années de création en dix dates clés
“Peach Garden” ©Innerspace VR

Innerspace VR a été l’un des premiers studios dédiés à la création en réalité virtuelle. Il a établi des connexions avec l’international, développé un partenariat avec Arte et su tirer son épingle du jeu malgré la pandémie. Aujourd’hui, il célèbre son dixième anniversaire en favorisant un engagement physique toujours plus prononcé de la part du public. Comment survivre au sein d’une industrie en perpétuelle évolution ? Est-ce simplement nécessaire de s’adapter aux dernières innovations ? Et, au fond, quelle est la réalité économique d’un studio indépendant ? Balthazar Auxietre, directeur créatif et co-fondateur du studio, répond.

2014 : L’histoire d’une rencontre

 « Le point de départ pour Innerspace, c’est avant tout la rencontre de deux artistes avec un médium, la VR, et de deux artistes entre eux, chacun(e) avec leur sensibilité artistique. Avec Hayoun, nous nous sommes rencontrés pendant nos études au Fresnoy, deux ans plus tôt. 2014 est l’année où, après avoir respectivement exploré des projets en freelance, nous avons l’opportunité – à l’aune de l’émergence de la VR avec Oculus – de solidifier l’équipe avec laquelle nous avons commencé à travailler depuis deux ans.

À peine sortis d’école d’art, nous plongeons donc tête baissée dans l’entreprenariat, formalisons la création du studio afin de développer des projets plus sérieux. À cette époque, nous apprenons au fur et à mesure des opportunités, des rencontres… et des galères! Les galères soudent – nous ne nous sommes plus quittés ! -, mais c’est surtout l’appétit et la curiosité d’explorer la VR qui a scellé notre pacte, et nous tient encore aujourd’hui dans cette aventure, en dépit des hauts et des bas. »

The Cave ©Innerspace VR

2015 : Retour en France

 « 2015, encore une année riche de rencontres, de découvertes… et de montagnes russes ! Après nos premiers projets en Corée pour le lancement du Samsung GearVR, et après un détour par la Californie pour tenter de trouver des investisseurs, nous rentrons bredouilles en France… Ici, même si la VR commence à faire parler d’elle (notamment après le rachat d’Oculus par Facebook), la scène française reste très naissante. On se sent isolés, sans soutien financier. Mais nous profitons de toutes les occasions et événements pour rencontrer le public, les partenaires et faire des démos avec les projets réalisés (notamment The Cave et The Fifth Sleep). Les premiers « meetups » sont galvanisants : il y a une effervescence et une vraie fraîcheur dans ce que provoque la VR. À chaque démo, il y a cet effet magique de la première fois, cette capacité à transporter les gens sur place, instantanément, dans le passé, le futur, l’infiniment petit ou grand. Les gens sortent du casque émerveillés, les yeux qui pétillent grâce aux possibilités offertes par ce nouveau médium. »

The Fifth Sleep ©Innerspace VR

2016 : Année de la débrouille

 « Le Vive, qui est annoncé en 2015 et commence à être distribué en 2016 aux créateurs, est encore plus fou. Inspirés par les possibilités qu’offrent le casque et les contrôleurs en termes de déplacement et d’interactions, nous démarrons un nouveau projet qui deviendra La Péri. L’équipe reste petite, nous sommes cinq ou six. Nous commençons à nous former un peu plus sérieusement aux outils et à rationaliser la réflexion sur le design d’interaction, à développer un langage de mise en scène pour guider les utilisateurs et utilisatrices (non pas en les forçant, mais en les invitant vers ce que l’on veut leur raconter).

Hélas, nos process de fabrication et d’organisation ne sont pas encore rodés. Il faut presque tout inventer et le développement du projet est laborieux. Nous n’avons strictement aucun partenaire pour porter la production et, en l’absence de fonds, nous arrivons rapidement au bord du gouffre financièrement… L’équipe reste pourtant soudée et, au bout d’un an, nous parvenons tout de même à mettre sur pied un bout-à-bout de l’expérience, ce qui nous permet d’obtenir de justesse l’opportunité de l’exposer sur le stand de Valve (les concepteurs du Vive) à la Game Developers Conference. Ouf ! »

2017 : The Unfinished, les limites du narratif ?

 « Avec The Unfinished, le projet que nous réalisons en 2017, nous essayons d’affiner la formule explorée avec La Péri. Nous creusons les outils et le langage artistique en essayant de raconter une histoire plus complexe : un amour conflictuel entre deux créateurs passionnés par le même médium… En d’autres termes, l’utilisateur est ici un témoin extérieur qui suit les mésaventures d’un duo qui n’arrive pas à aboutir à un projet commun, sorte de miroir inversé de notre histoire avec Hayoun. Là où nous pensions arriver à une forme d’aboutissement sur le plan narratif, nous réalisons qu’il est difficile d’être impliqué dans une histoire qui n’est pas la sienne, où l’on reste un témoin extérieur avec peu  « d’agentivité ». Nous sentons que nous touchons là à certaines limites du médium et qu’il n’est pas aussi malléable qu’on l’imaginait, en particulier sur le plan narratif (en comparaison avec le cinéma, notamment). Mais ce challenge créatif nous fait réaliser l’importance de l’interactivité et les limites du format court qu’il faut transcender, donc cela ne nous décourage pas pour autant. Nous avons déjà d’autres atouts dans notre sac… »

The Unfinished ©Innerspace VR

2018 : Rencontre avec Arte

 « 2018, c’est déjà le moment de nous réinventer. Nous abordons donc un format et une approche de production différente: le jeu. Depuis quelques mois, nous explorons un nouveau concept inspiré par le principe de mise en abyme et qui deviendra A Fisherman’s Tale. Mais les éditeurs de jeu ne s’intéressent pas à la VR et après avoir galéré pendant plus d’un an pour trouver des partenaires, nous faisons une heureuse rencontre avec Arte qui se lance dans la VR, accroche sur le concept et nous rejoint pour coproduire le jeu. L’équipe est très à l’écoute sur le plan créatif et nous pousse dans la bonne direction. Je me rappelle notamment nos échanges sur le plan narratif alors que l’objectif donné aux joueurs et joueuses restait encore vague. Après quelques hésitations, nous décidons de relancer le récit avec la quête du phare à rallumer, juste après le moment « waouh » de la découverte de la mise en abîme. Au premier abord, cette quête nous paraît un peu artificielle, mais en playtestant le jeu, nous réalisons qu’elle donne juste ce qu’il faut d’accroche pour poursuivre l’aventure et découvrir ce qui nous attend en haut du phare. »

A Fisherman’s Tale ©Innerspace VR

2019 : l’attrait de l’immersion

 « En 2019, nous avons l’opportunité d’explorer une nouvelle dimension de la VR avec notre première expérience multiplayer en salles, La malédiction du corsaire. La proposition artistique, inspirée des « escape games », se veut très abordable, donc nous sommes plutôt en terrain connu. En parallèle, nous découvrons aussi tout l’aspect social et la collaboration entre joueurs et joueuses qui transcende l’aspect isolant des casques VR, et renforce encore plus l’immersion. Nous continuons donc à innover techniquement. Quant à l’installation du dispositif, elle va bien sûr avec son lot de problématiques techniques tous azimuts, qui ouvrent malgré tout vers des pistes très intéressantes à creuser. Pistes que nous allons faire fructifier sur les projets réalisés par Hayoun dans les années à venir. » 

La malédiction du corsaire ©Innerspace VR
La malédiction du corsaire ©Innerspace VR

2020 : Développer un langage compréhensible du grand public

 « C’est grâce à l’avènement du Quest, le premier casque de VR autonome, que nous entrevoyons l’opportunité de mettre en place des expériences à plusieurs, de manière à la fois moins contraignante et plus abordable que ce que nous avions fait auparavant. C’est l’avènement du « free roaming », des expériences où l’on peut se déplacer en VR dans de très grands espaces, sans contraintes. Hayoun, saisit l’opportunité offerte par une institution en Corée de faire une création en VR basée sur un tableau très connu du 17° Siècle, ce qui aboutit à Peach Garden : un déplacement libre dans un jardin imaginaire, sur un large espace où les utilisateurs et utilisatrices vont créer leur parcours et se raconter une histoire différente au gré de leur déambulations. Hayoun est très ferme sur le fait que l’expérience se doit de rester très accessible, simplement en enfilant le casque et en l’absence de contrôleur pour privilégier la forme d’interaction la plus naturelle, la marche. »

Peach Garden ©Innerspace VR

2021 : l’impact de la pandémie

 « En 2021, nous sommes en plein développement de notre deuxième jeu, Maskmaker, notre projet le plus ambitieux à ce jour et la pandémie de COVID gèle la planète entière. C’est une période difficile : le budget du projet est très serré et cet événement nous force à repenser nos méthodes de travail du jour au lendemain. Paradoxalement, c’est aussi le moment où le précédent jeu commence enfin à bien se vendre en parallèle, en particulier grâce au public du Quest qui est nouveau et a manifestement des attentes différentes de celui du PC.

Malgré une gestation difficile, le studio et l’équipe s’habitue assez bien aux nouvelles méthodes de télétravail, et Maskmaker aboutit. Cette expérience nous aura demandé de trouver un meilleur équilibre entre travail à distance (chez soi, pour favoriser la concentration) et moments d’échanges au studio (pour s’harmoniser et se nourrir de l’énergie collective). Un fonctionnement et un rythme qui nous conviennent parfaitement et font notre force aujourd’hui. »

Maskmaker ©Innerspace VR

2022 : L’équilibre économique

 « Avec l’aide de Richard, qui nous a rejoint depuis 2019 en tant que producteur et directeur général, nous sommes enfin arrivés à trouver un équilibre économique au sein du studio. Cela devient possible au-delà des réussites très variables des projets grâce à une équipe très compétente et efficace, avec la combinaison de différentes forme de recettes et en faisant se chevaucher habilement dans le planning phase de pré-production et développement sur plusieurs projets en parallèle (projets plus modeste en scope et expérimentaux, comme Kubo Walks The City et projets au scope plus ambitieux qui s’adressent à un public plus large comme les jeux), sans se faire percuter les deadlines entre elles. Nous commençons aussi à bien maîtriser le workflow et le scope des projets, dans le sens où nous avons fabriqué des outils et des pipelines qui ont fait leur preuve et qui sont bien rodés désormais. Nous avons aussi trouvé un bon équilibre entre la taille de l’équipe et le scope des productions et les financements possibles, même si nous sommes toujours dans une économie resserrée et qu’il faut faire des coupes pour chaque projet. »

Kubo Walks The City ©Innerspace VR
Kubo Walks The City ©Innerspace VR

2023 : Another Fisherman’s Tale ou la nécessité d’éviter les faux pas

 « Après l’échec commercial de Maskmaker, il n’est pas évident de rebondir une nouvelle fois. Nous décidons donc de capitaliser sur la licence Fisherman, en développant une suite, Another Fisherman’s Tale, ce que l’on rechignait à faire auparavant, malgré un succès grandissant. N’admettant pas de nous plier à l’exercice de la suite bête et méchante, nous prenons tout de même le risque de renouveler complètement le gameplay autour de l’idée de déconstruction et de reconstruction du corps. Des mécaniques complètement originales et uniquement possibles en VR, à la manière du premier jeu. Malgré quelques difficultés pendant le développement, le résultat est prometteur et nous croyons beaucoup au potentiel du jeu, qui est confirmé par les critiques de la presse, mais de nouveau les ventes sont décevantes : alors que A Fisherman’s Tale a atteint plus de 300 000 ventes fin 2023, le démarrage de sa suite est très en deçà de nos attentes… Pour un jeu qui a coûté deux fois plus cher que le premier, nous devrions seulement atteindre les 50 000 unités d’ici la fin de l’année.

Nous peinons d’abord à trouver des explications rationnelles, mais peu à peu, il émerge que notre cas n’est pas isolé. Nous réalisons que c’est toute l’industrie qui est grippée, et que le type de jeu que nous faisons – une proposition originale avec peu de marketing pour la mettre en avant –  est très impacté. Quoiqu’il en soit, cette sortie met de nouveau le studio en difficulté et nous devons, alors que nous soufflerons bientôt nos dix bougies, rebondir et nous réinventer une fois de plus. »

Another Fisherman’s Tale ©Innerspace VR

2024 : L’aventure continue

 « Aujourd’hui, en dépit des difficultés à monter les projets et à nous projeter dans le futur, le studio peut s’appuyer sur une solide réputation et un joli catalogue, tandis que les dernières générations de casques offrent de nouvelles perspectives techniques, notamment grâce à la réalité mixte. Nous poursuivons donc notre aventure comme nous l’avons toujours fait: en nous adaptant aux possibilités offertes par le médium en même temps qu’aux aléas du marché. Aujourd’hui, ce sont des propositions de jeux avec plus d’interaction et un engagement physique fort pour aller vers les publics existants, mais nous allons aussi continuer à développer d’autres formats, des expériences narratives aux installations, en explorant plus encore les possibilités offertes notamment par la dimension sociale, la MR et le hand-tracking. Nous allons ainsi continuer à innover pour trouver de nouvelles formes poétiques, de nouveaux usages et peut-être de nouveaux publics.

Après dix ans à explorer le médium, à suivre sans répit – toujours avec enthousiasme – ses évolutions technologiques, son marché, nous restons donc engagés dans le même rêve, le même pari fait d’année en année avec Hayoun : celui de continuer à explorer la VR – la XR désormais – dans toutes ses dimensions afin de construire un modèle de studio de création fort. L’objectif : porter une exigence de création, de sens et de poésie pour toucher le plus large public possible. »

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