Depuis Nice, où il est installé, Jérémy Griffaud fait le pont entre artisanat et technologie, en conjuguant aquarelles et moteurs de jeux vidéo. Une spécialité toute singulière qu’il met au service d’un projet, pharaonique et écologique, truculent.
Dans les univers psychédéliques et oniriques de Jérémy Griffaud (né en 1991), rien ne se crée, tout se transforme, aussi bien sur le fond que sur la forme. Sa matière première : des aquarelles colorées où chaque détail, semblable à un globule, mène sa propre vie, constituant les pièces de multiples puzzles fascinants où fourmillent des créatures étranges, comme extraites du dessin animé Jayce et les Conquérants de la lumière.
Notons que les films et les expériences VR interactives de l’artiste français alimentent parfois eux-mêmes les chapitres d’une œuvre tentaculaire. Ainsi, depuis qu’il est titulaire d’un DNSEP option art (2017), de l’École Supérieure d’Arts Plastiques de la Ville de Monaco, Jérémy Griffaud questionne le rapport qu’entretient l’homme avec la nature et explore, avec fantaisie, la question du spectateur dans des réalités alternatives, à travers des dispositifs hybrides dont il détaille ici les coulisses.
En très grande majorité, votre œuvre se constitue d’aquarelles. Pourquoi vous êtes-vous intéressé à ce médium en particulier ?
Jérémy Griffaud : Je me suis consacré spécifiquement à l’aquarelle pour deux raisons : esthétique, bien sûr, et pratique. Pour réaliser mes œuvres vidéo ou VR, je produis au préalable un grand nombre d’aquarelles qui sèchent vite. Cela me permet de créer des effets rapidement, des ombres notamment. À l’avenir, je ne compte pas me limiter à ce médium, mais la peinture restera une constante !
Comment en êtes-vous arrivé à conjuguer artisanat et technologie, soit aquarelle et informatique ?
Jérémy Griffaud : Lors de mes études à l’ESAP de Monaco, je pratiquais déjà les deux. À la sortie de l’école, j’ai commencé à les associer. Depuis quatre ans, je ne fais plus que ça, et pourtant ces deux médiums s’opposent. L’aquarelle repose sur la spontanéité. Il faut se laisser guider en partie par le hasard, alors que l’informatique, de la manière dont je l’utilise, nécessite un contrôle, une réflexion exigeante. Contrairement à l’aquarelle, cette technologie permet de corriger, de revenir en arrière. Les confronter m’a semblé intéressant !
Présentées lors du récent festival OVNi, Under The Tky (au musée Chagall) et The Garden (à la Grotte du Lazaret) montrent à quel point vos œuvres fourmillent d’idées. Cela implique-t-il d’office uune production conséquente d’aquarelles ?
Jérémy Griffaud : En effet ! Pour Under The Sky, j’ai réalisé plus de 300 dessins. Cette œuvre a nécessité six mois de travail, trois de dessin et trois d’animation. Pour The Garden, un peu moins, j’ai peint entre 150 et 200 aquarelles. Dans un premier temps, je réalise une sorte de blister de maquette, puis j’assemble les éléments numériquement. Certains dessins peuvent représenter un élément en entier, comme un bâtiment. D’autres, en revanche, se contentent d’en montrer juste une portion, comme des colonnes. Généralement, je mets en page ces dessins pour qu’ils aient aussi leur propre autonomie et qu’ils puissent être exposés comme une œuvre à part entière.
Dans vos œuvres, il y a un aspect « papier découpé » très rétro. Êtes-vous particulièrement sensible à ce rendu « artisanal » ?
Jérémy Griffaud : Oui, complètement ! Je mélange dessin et 3D, mais l’idée est vraiment que l’on comprenne bien qu’il s’agit avant tout de dessin. Le fait de réaliser des éléments à plat me permet de le souligner, mais j’aime aussi jouer avec la 3D. Je sculpte certains éléments en 3D pour ensuite leur donner une texture d’aquarelle. J’assemble aussi des éléments à plat comme des agglomérats, ce qui produit des volumes étranges qui évoquent les premiers jeux vidéo.
« Je mélange dessin et 3D, mais l’idée est vraiment que l’on comprenne bien qu’il s’agit avant tout de dessin. »
Justement, vous réalisez aussi des jeux vidéo, comme The Garden, initialement conçu comme tel. En êtes-vous un grand consommateur ?
Jérémy Griffaud : Je joue aux jeux vidéo depuis que je suis tout petit. Ils font partie de mon champ culturel, au même titre que le cinéma, la BD ou la littérature. J’ai été profondément marqué par Monkey Island, un jeu de type pointer-et-cliquer créé par LucasArts, avec beaucoup d’humour. Longtemps, j’ai été aussi fasciné par les jeux en monde ouvert, comme Elder Scrolls, Fallout ou No Man’s Sky, qui offrent la possibilité de se balader dans des univers parallèles peuplés de personnages fascinants ayant leurs problématiques. Quand on s’y abandonne, tout semble si réel !
Pour façonner vos œuvres, avez-vous toujours utilisé des moteurs de jeux vidéo ?
Jérémy Griffaud : Au départ, j’ai réalisé une dizaine de courts-métrages comme Dungeon avec Adobe After Effects (récompensé à deux reprises, lors des festivals du film de Boden en Suède et Emerald Peacock à Saint-Pétersbourg), puis je me suis orienté vers la suite Adobe et ses applications Substance 3D. Aujourd’hui, je me mets en effet au moteur de jeu Unity, mais ce n’est pas simple pour moi de changer de méthodologie qui résulte en général d’années de pratique. Pour réaliser les sols ou certains éléments de relief, j’utilise aussi parfois ZBrush. En fait, j’utilise plusieurs logiciels en cascade.
Vos œuvres mélangent aquarelles, jeux vidéo, VR, installations… Beaucoup traitent pourtant du même sujet, du rapport de l’homme avec la nature. Est-ce votre thème de prédilection ?
Jérémy Griffaud : Oui, depuis une dizaine d’années. Cette direction s’est dessinée toute seule depuis que je suis sorti des Beaux-Arts. À l’origine, j’ai commencé à aborder ce sujet de manière indirecte dans le projet Landstrength. Pour parler du rapport à l’hyper masculinité, j’avais transposé les stéréotypes de la masculinité sur les végétaux. Le film, un peu absurde et humoristique, a pour personnages des arbres tatoués et musclés. À partir de cette idée, j’ai imaginé Enlarge Yourself, une installation interactive qui invite le spectateur à ramer et ainsi à se balader au milieu d’arbres qui font de la musculation. Au fil des projets, leur rôle a évolué. La nature s’est faite plus menaçante, comme dans Contre nature. Dans cette scénographie qui évoque un campement avec des toiles de tente, j’inverse les rapports entre homme et nature. Ce n’est plus l’humain qui est une menace pour la biodiversité, mais l’inverse.
Vous avez réuni ces préoccupations dans votre Bible, The Origin of Things, une œuvre colossale constituée de dix chapitres, dont The Garden et The PowerPlant.
Jérémy Griffaud : Oui. The PowerPlant et The Garden se suivent et appartiennent au corpus de science-fiction The Origin of Things qui traite de la transformation du vivant et qui est à la fois narrative, contemplative et interactive. Il y a dix chapitres, The PowerPlant étant le quatrième et The Garden le cinquième. Pour le moment, je n’ai réalisé que ceux-là. Ça m’a pris un temps fou, mais je compte bien tout terminer. The PowerPlant est une expérience interactive qui plonge le spectateur dans un paysage parsemé de bâtiments d’influence asiatique. J’ai réalisé ces aquarelles à Penang, en Malaisie, lors d’une résidence artistique début 2023. Je m’intéresse ici à la nature à l’heure de l’intelligence artificielle, de la robotique et de la chimie biomoléculaire. The Garden est une installation combinant interactivité VR et projection immersive en temps réel. Elle interroge la place de l’homme dans la biodiversité. Est-il un dieu ? Est-il au même niveau que les animaux, les insectes ou les plantes ? Ici, les hommes pensent avoir le contrôle, mais ce sont les écosystèmes qui ont le dernier mot.
« Dans “Contre Nature”, j’inverse les rapports entre homme et nature. Ce n’est plus l’humain qui est une menace pour la biodiversité, mais l’inverse. »
Vous venez de présenter une nouvelle œuvre au musée national Marc Chagall, à Nice, intitulée Under The Sky et inspirée du cycle peint du Message Biblique du peintre. Avez-vous d’autres projets en cours ces prochains mois ?
Jérémy Griffaud : C’est encore un peu tôt pour en parler, mais je travaille actuellement sur plusieurs projets : des sculptures interactives qui vont intégrer de la vidéo et qui vont interagir avec la position du spectateur, un projet de réalité augmentée pour le Hublot à Nice et une mapping vidéo haute de deux étages pour la ville de Denver, aux États-Unis.