Au Centre des arts d’Enghien-les-Bains, l’artiste québécois Baron Lanteigne focalise son attention sur des mains mutantes ou connectées, toutes habilitées à transpercer la matière, pour mieux les détourner et les déformer à l’infinie dans une série d’œuvres numériques, oniriques et politiques, rassemblées au sein de l’exposition La matérialité du virtuel au Centre des arts d’Enghien-les-Bains. Un titre paradoxal, et qui pourtant fait sens.
Dans le cadre de l’année franco-québécoise de l’innovation, le Centre des arts d’Enghien-les-Bains invite Baron Lanteigne à inaugurer la saison 2023/24. Dans l’exposition qui lui est consacrée, baptisée La matérialité du virtuel, l’artiste interroge autant notre rapport à la main comme outil que ces écrans qui ne cessent de se multiplier dans notre environnement.
Dans le cercle familial, à une époque pas si lointaine, nous partagions un seul écran, généralement le poste de télévision trônant fièrement au cœur du salon, lieu de rassemblement et de divertissement. En 2023, les écrans sont partout, dans la rue, dans les supermarchés… jusque dans nos mains. « Les smartphones sont devenus notre lien avec le monde, via notamment les réseaux sociaux », souligne le commissaire Dominique Roland.
Intrigué par cette problématique, Baron Lanteigne est parti de ce constat pour réaliser une série de vidéos fascinantes dans le but de rendre réel le monde virtuel vers lequel la société tend. En creux, cette conviction qu’il résume ainsi : « L’art peut servir à mieux comprendre les technologies, surtout à une époque où celles-ci ont un impact croissant sur nos vies et semblent prendre le dessus. »
L’écran éclairé
L’œuvre qui ouvre cette petite exposition, la plus spectaculaire, donne le ton ! Nommée Cinématographie de la Matière Virtuelle, cette installation imposante représente un mur de seize écrans suspendus. Grâce à des algorithmes, le projet est en constante évolution, à l’instar d’autres tableaux numériques présentés ici. Cet ensemble de vidéos plonge le visiteur dans un monde organique troublant, mi-végétal, mi-synthétique, dans lequel évoluent des mains distordues. « Contrairement à beaucoup d’artistes numériques, Baron Lanteigne éclaire ces œuvres, comme celle-ci, telles des toiles, précise Dominique Roland. Ainsi, il transforme sa matière virtuelle en objet réel. »
« L’art peut servir à mieux comprendre les technologies »
À l’opposé de la démarche de la majorité des vidéastes, le Québécois ne souhaite pas que le visiteur se projette dans son univers en oubliant le cadre, persuadé qu’il est « impossible de faire abstraction de l’impact des technologies », voire même qu’il est « essentiel d’adapter les modes de diffusion afin de mettre en avant les particularités de ce médium ». On comprend alors que, chez Baron Lanteigne, l’écran en tant que tel fait partie intégrante de la réflexion, de la recherche esthétique. Dans cette exposition réunissant une quinzaine d’œuvres, celui-ci n’est donc plus simplement un moyen de transmettre une information ou une émotion, il est avant tout un matériel !
Une boucle infinie
« Est-ce un mythe cette réalité dans le virtuel ? En utilisant la capture de mouvement et les technologies développées pour la réalisation de jeux vidéo, Baron Lanteigne les détourne afin de les matérialiser. Face à ses œuvres, le visiteur n’est plus en train de regarder uniquement le contenu, mais aussi le contenant ».
Aussi fascinant soit le propos de Dominique Roland, une évidence s’impose : dans les travaux du Québécois, c’est bien le contenu, dans lequel se retrouve parfois le contenant, qui fascine. Parce que ses œuvres sont accompagnées d’un environnement sonore lancinant, parce que ses vidéos répétitives envoûtent, et parce que tout, ici, rappelle à la réalité.
À l’instar de la série Manipulation : réalisées entre 2021 et 2022, ces six œuvres ont été conçues pour être jouées en boucle de brouiller les repères temporels, d’en finir avec les notions de début et de fin. Chaque saynète raconte ainsi la même histoire : un geste de la main touchant la matière virtuelle la rend palpable et illustre la façon dont nous interagissons maladroitement avec la technologie.
« Il est essentiel d’adapter les modes de diffusion afin de mettre en avant les particularités de ce médium »
Dans La matérialité du virtuel, Baron Lanteigne noue un dialogue saisissant entre l’humanité et le virtuel, faisant émerger une esthétique de la blockchain, du réseau internet, du câble électrique, de la lumière, de tout ce qui nous lie au monde virtuel. Au regard de cette exposition, la question se pose : une frontière entre réalité et virtualité existe-elle vraiment ? Si oui, où se situe-t-elle ? L’artiste n’apporte pas de réponse mais donne des éléments de réflexion, empreints d’une poésie enivrante.
Propos de Baron Lanteigne recueillis par Maxime Delcourt.