Liu Bolin : « Le débat autour des nouvelles technologies se doit d’être optimiste »

Liu Bolin : « Le débat autour des nouvelles technologies se doit d’être optimiste »
“The Tightrope Walker” ©Liu Bolin

Le corps étant le thème de cette nouvelle édition du Palais Augmenté, il paraît presque évident de vous y retrouver. À titre personnel, qu’est-ce qui vous intéresse tant dans le fait de questionner le corps humain ?

Liu Bolin : Il faut savoir que questionner les environnements créés par les humains, réfléchir à la façon dont ces derniers peuvent nous être nuisibles, est ma façon de communiquer avec le monde. Depuis 2005, année où mon studio a été démoli, j’ai cherché à harmoniser la relation entre l’Homme et son environnement, à faire de mon corps mon principal support de communication. Ces dix-huit dernières années, une série comme Hiding In The City m’a ainsi permis d’en apprendre davantage sur moi-même, de mener une réflexion sur le développement de nos sociétés, d’interroger l’effacement ou l’invisibilité de l’être humain face à des phénomènes d’une plus grande ampleur.

Jean-Michel Basquiat avait l’habitude de rayer les mots afin de les rendre davantage visibles. Le fait de disparaître au sein de vos photographies est-il également un moyen pour vous de révéler à l’œil ce que l’on ne voit plus ?

Liu Bolin : Depuis le début des années 2000, le processus de disparition de mon corps au sein de l’environnement me permet en effet d’attirer l’attention du public sur des problématiques précises. J’aime l’idée d’utiliser la furtivité de nos existences pour entamer un dialogue avec le monde.

Après toutes ces années, à quoi ressemble aujourd’hui votre processus de travail ?

Liu Bolin : Pour être tout à fait précis, j’ai ouvert les yeux ce matin à 4h44. J’ai lentement médité, je me suis étiré et je me suis levé. Après avoir bu un Americano, la journée a pu commencer : j’ai consigné quelques pensées dans mes notes, j’ai discuté d’un futur projet de sculpture, j’ai peint et suis allé courir cinq kilomètres afin de profiter du lever de soleil. Après ça, j’ai répété un rituel qui me convient bien : une pause déjeuner, du repos histoire de me vider l’esprit, un instant dédié à la création, etc. Voilà un résumé de mon programme quotidien depuis un certain temps.

LiuBolin
« Disons que la réalité augmentée fournit une illusion, quelque chose qui nous fait douter de notre existence dans un espace-temps virtuel. »

Ce rythme semble être celui d’un artiste reclus. Pourtant, vous avez été sollicité par un grand nombre de vos contemporains ces dix dernières années…

Liu Bolin : Les coopérations artistiques, voire même les partenariats créatifs avec des créateurs de mode, c’est aussi pour moi l’opportunité de comprendre différentes cultures, de connaître le rapport à l’art de certains pays, de rendre hommage au travail d’autres artistes. En 2011, par exemple, je travaillais pour la première fois avec JR, à New York : c’était l’occasion de fusionner nos styles artistiques, de s’inspirer mutuellement.

Parmi vos collaborations, il y a également Jean-Paul Gautier : diriez-vous que votre travail est potentiellement mieux compris en France que dans d’autres pays ?

Liu Bolin : Lorsque j’étais étudiant, une professeure nommée Anna Rochete, de l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, est venue à l’Académie centrale des Beaux-Arts de Beijing pour enseigner durant un mois. Ce mois a changé ma vie… Alors que tous les sculpteurs prétendaient encore qu’il fallait être concret et réaliste, j’ai appris à créer des œuvres avec les matériaux qui m’entourent, à penser mes projets en fonction des matériaux, à les faire dialoguer, ce qui était presque impossible en Chine en 1999. Depuis, j’ai toujours affirmé que mon éducation était redevable à la France, un pays où les gens semblent avoir des facilités à comprendre mon travail. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si ma première exposition personnelle à l’étranger a eu lieu à Paris : c’est ma ville de prédilection, celle qui me permet d’apprendre aux côtés d’une certaine élite culturelle.

Hiding In Paris, 2011 ©Liu Bolin – Galerie Paris-B.

Si votre travail fascine, c’est aussi parce qu’il fait écho à des problématiques actuelles, comme cette surconsommation que vous ne cessez de questionner. En 2023, ressentez-vous une prise de conscience, l’envie de revenir à des plaisirs simples ?

Liu Bolin : Malheureusement, je ne peux répondre correctement à votre question… Je peux simplement affirmer que ma série sur les supermarchés et la sécurité alimentaire a débuté en 2009, précisément dans l’idée de ne plus vivre dans le flou. Or, je ne sais toujours pas dire quels aliments sont sans danger pour notre corps… Seule certitude : le consumérisme est un terreau fertile pour l’art en Occident, et le pop art en est une brillante démonstration. Moi-même, je suis persuadé que le rôle d’un artiste est de se confronter à l’incompréhension du présent, de poser des réflexions capables de ramener l’être humain au sens originel de la vie.

Jusqu’à présent, on vous connaissait principalement pour vos photos dont vous disparaissiez. Quelle idée aviez-vous en tête au moment de concevoir The Tightrope Walker, l’œuvre digitale que vous présentez lors du Palais Augmenté 3 ?

Liu Bolin : Pendant la pandémie, comme tout le monde, j’étais confiné à mon domicile. La seule chose que je pouvais faire était de penser à moi, au monde, d’essayer de trouver un moyen de me réconcilier avec le chaos extérieur, celui que j’ai toujours connu mais qui me semblait soudainement prendre une forme différente. J’ai alors téléchargé les photos postées par mes amis du monde entier sur We-Media, j’ai modifié la position et l’ordre des pixels avec mon doigt sur un iPad, et j’ai fait en sorte que l’image redevienne ce qu’elle devrait être. Tout au long de ce processus, les couleurs de l’image originale sont restées identiques, seule la position a été modifiée. J’y ai vu une manière de questionner l’homme et sa conscience. Mais aussi, via l’impression 3D et la modélisation par le balayage, une façon de bousculer mon processus de création, de me connecter à notre époque avec des outils que nous avons désormais à notre disposition.

LiuBolin
« Les nouvelles technologies ne sont pas là pour résoudre les problèmes de l’humanité, elles donnent simplement l’occasion de penser autrement. »

Cette installation est ouvertement inspirée par les écrits de Nietzsche, notamment Ainsi parlait Zarathoustra. Qu’est-ce qui vous plaît tant dans l’œuvre du philosophe allemand ?

Liu Bolin : The Tightrope Walker est clairement un hommage à Nietzsche, ne serait-ce que parce qu’il a osé dire : « Dieu est mort ». Quand il prononce cette phrase, c’est comme s’il signifiait qu’il avait compris le sens de la vie humaine. Ma création a la même ambition : expliquer aux visiteurs pourquoi Dieu est mort, leur montrer ce que je comprends du sens de notre vie, et les inciter à réfléchir davantage sur eux-mêmes, sur nos limites cognitives.

Concrètement, que vous apportent les technologies immersives ? Une autre façon de questionner le monde ?

Liu Bolin : Disons que la réalité augmentée fournit une illusion, quelque chose qui nous fait douter de notre existence dans un espace-temps virtuel. C’est une bonne chose, et c’est précisément ce que je recherchais : appréhender une nouvelle technologie capable de nous amener à réfléchir autrement l’origine de notre vie.

Ces derniers mois, on a beaucoup parlé de la popularisation des intelligences artificielles au sein du monde de l’art. Êtes-vous enthousiaste à ce sujet ?

Liu Bolin : Certaines âmes conservatrices ont beau se méfier de ces innovations, il me paraît évident que le débat autour de ces nouvelles technologies se doit d’être optimiste, ne serait-ce que d’un point de vue humain. Pourquoi ? Parce qu’elles ne sont pas là pour résoudre les problèmes de l’humanité, elles donnent simplement l’occasion de penser autrement.

De manière quelque peu stéréotypée, on dit souvent que les nouvelles technologies éloignent le public de la réalité, d’une relation physique avec les éléments. Qu’en pensez-vous ?

Liu Bolin : Techniquement, c’est ce que l’on peut supposer. Au lieu de faire l’expérience du monde extérieur de manière concrète, nous nous projetons au sein d’un autre monde, plus virtuelle. Or, j’ai la conviction que les humains se soucient trop de leur corps. Nous sommes avant tout des êtres spirituels, non un corps dans le monde physique, et c’est cela qu’il convient de garder en tête. Après tout, nos sens ne sont-ils pas filtrés et transformés par notre système nerveux ?

Une fois que l’on a répondu à cette question, il est essentiel de s’en poser une autre : qui a conçu pour nous le monde que nous voyons grâce aux nouvelles technologies, types les lunettes de réalité virtuelle ? S’il existe une autre conception dans lequel l’esprit détermine la réalité, de quel esprit s’agit-il ?

Explorez
Margherita Balzerani : « Le jeu vidéo devrait faire partie du patrimoine de l’humanité »
Crédits : Margherita Balzerani par Maud Tailleur pour Geek Magazine
Margherita Balzerani : « Le jeu vidéo devrait faire partie du patrimoine de l’humanité »
Où se place le jeu vidéo au sein du vaste monde de l’art contemporain ? On a posé la question à une experte, Margherita Balzerani...
16 octobre 2024   •  
Écrit par Zoé Terouinard
Agoria : "La blockchain redonne le pouvoir à chacun d'entre nous"
©Agoria
Agoria : « La blockchain redonne le pouvoir à chacun d’entre nous »
Quelques mois après avoir exposé au Musée d’Orsay. Quelques semaines après avoir dévoilé un clip réalisé à l’aide d’une IA, Agoria publie...
11 octobre 2024   •  
Écrit par Maxime Delcourt
"Éloge du bug", de la nécessité de faire dysfonctionner la machine
Portrait de Marcello Vitali-Rosati ©Louis-Olivier Brassard
« Éloge du bug », de la nécessité de faire dysfonctionner la machine
Dans son essai “Éloge du bug”, paru le 7 mai dernier, le philosophe Marcello Vitali-Rosati fait du dysfonctionnement informatique un...
10 octobre 2024   •  
Écrit par Laurent Catala
C'est quoi ton job ? Maxime Touroute, creative technologist
Maxime Touroute ©Julia Guérin
C’est quoi ton job ? Maxime Touroute, creative technologist
Derrière cette appellation probablement inventée lors d'une réunion de start-uppers en Veja blanches, le creative technologist symbolise...
02 octobre 2024   •  
Écrit par Maxime Delcourt
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Books Club : « Patriartech » de Marion Olharan Lagan
Books Club : « Patriartech » de Marion Olharan Lagan
Avant de s’imposer dans les musées, l’art numérique trouve sa source dans les bibliothèques. « Book Club » revient sur ces livres...
17 octobre 2024   •  
Écrit par Zoé Terouinard
Margherita Balzerani : « Le jeu vidéo devrait faire partie du patrimoine de l’humanité »
Crédits : Margherita Balzerani par Maud Tailleur pour Geek Magazine
Margherita Balzerani : « Le jeu vidéo devrait faire partie du patrimoine de l’humanité »
Où se place le jeu vidéo au sein du vaste monde de l’art contemporain ? On a posé la question à une experte, Margherita Balzerani...
16 octobre 2024   •  
Écrit par Zoé Terouinard
Future Media FEST : ode à la singularité technologique
©Future Media FEST
Future Media FEST : ode à la singularité technologique
Jusqu'au 15 décembre, Taipei rassemble la fine fleur de cette génération d’artistes pour lesquels les algorithmes ont remplacé les...
16 octobre 2024   •  
Écrit par Zoé Terouinard
En novembre, il n'y a rien de mieux que le GIFF pour célébrer le cinéma immersif
“Free Ur Head” ©Tung-Yen Chou
En novembre, il n’y a rien de mieux que le GIFF pour célébrer le cinéma immersif
Amoureux du cinéma, prenez dès maintenant vos billets pour la Suisse ! Du 1er au 10 novembre, le Geneva International Film Festival...
15 octobre 2024   •  
Écrit par Zoé Terouinard