Avec The End, le duo Lolo & Sosaku casse les codes de la convenance un peu somnolente de beaucoup de live AV pour y introduire une base punk/industrielle radioactive qui déstabilise. Rencontre.
Disons-le tout de go, le label « Live AV » accolé à de nombreuses créations scéniques images/sons électro-acoustiques est devenu aujourd’hui la porte ouverte à des performances parfois assez convenues. De celles où le musicien/performer ressemble à un piquet fiché devant un écran sur lequel défilent les images dans des flux pas toujours esthétiquement pertinents, ainsi que dans des habillages qui ne se démarquent finalement presque plus d’un simple VJing. Un trop-plein de convenance qui s’explique sans doute par le succès d’une formule – et d’une dénomination – appétissante par défaut, mais fonctionnant désormais en surrégime programmatique, dans une ère où l’appétence multimédia est justement propice à la multiplicité de l’hybridation plus ou moins artificielle des genres.
Heureusement, de temps en temps, quelques shows aux allures d’OVNIS viennent casser les codes et osent remettre en question le conformisme ambiant. Pour autant, il est rare de se confronter à des propositions aussi extrêmes que celles des truculents Lolo & Sosaku. Entre la performance punk/noise industrielle et le dispositif multi-écrans éclaté, le dernier show de ces duettistes argentino-japonais basé à Barcelone a récemment mis en ébullition le public du festival Rewire de La Haye, aux Pays-Bas (après avoir enflammé le Sónar catalan en juin 2023) : un show mécanique et fantasmagorique qui met en particulier en scène les objets foutraques et autres instruments préparés, s’apparentant parfois à de véritables sculptures sonores, que le combo élabore depuis son « laboratoires R&D » de L’Hospitalet, que l’on imagine plus proche de l’antre de Géo Trouvetou que d’un studio de design industriel flambant neuf.
« On a commencé à expérimenter avec le son et ses diverses sources de conception il y a 20 ans déjà, explique Leonardo Della Pietra, alias Lolo. C’est un processus de création constant depuis. Notre approche est de garder en permanence la dimension organique des instruments et objets sonores que l’on crée, car tout se transforme avec nous. On utilise beaucoup le métal, et sa malléabilité. On a l’habitude de dire que le métal est doux, mais que le son lui est dur ».
Live AV cyberpunk
Il faut en effet reconnaître que la performance est plutôt duraille, avec ces manipulations d’outils (fraiseuses, disqueuses) faisant littéralement des étincelles et donnant l’impression d’un usinage en direct, venant compléter d’une carapace visuelle mutante une démarche musicale déjà largement ancrée dans le cyberpunk, avec sa pléthore de machines, de synthés analogiques et de radios trafiqués alignés sur les plans de travail, en vrac au milieu de la salle. Musicalement, on n’est donc pas loin des exercices de déstabilisation scénique et auditive de la scène musicale rock/industrielle d’origine, et de groupes comme le Einstürzende Neubauten des débuts. Un art de la provocation rejoint par des attitudes tout aussi trash, Sosaku performant ainsi en fumant jusqu’à cinq cigarettes à la fois dans sa bouche, histoire sans doute de rajouter un peu de fumée supplémentaire à celle qui s’échappe déjà de l’outillage en action.
Si le happening est déroutant, c’est aussi parce qu’il se fait au beau milieu du public, forcément goguenard et excité comme des puces devant un tel spectacle radioactif. « Le public nous entoure un peu comme si nous étions un noyau atomique, fixant toute l’attention créative, reconnaît volontiers Leonardo Della Pietra. Tout le show va dans ce sens, comme l’attente de quelque chose qui est constamment au bord de l’explosion. En fait, nous ne planifions jamais rien. Il n’y a pas de structure. Nous évoluons juste avec le flux d’énergie qui se dégage. Pour Rewire, c’était la folie totale j’avoue. Une sorte de chaos magnifique. »
Un road-movie western
Pour The End, le duo met donc un pied dans le domaine du live AV en intégrant dans le show plusieurs écrans de diffusion. « The End, c’est un peu la continuité de notre mode performatif, mais en intégrant la dimension vidéo », confirme Léonardo Della Pietra. Là encore, le processus de déstabilisation opère, puisqu’au lieu de placer ses écrans côte-à-côte pour que le public puisse voir en même temps les images et la performance – configuration « classique » -, ceux-ci sont dispatchés sur les quatre murs de la salle, entourant donc eux-mêmes à distance le public qui cerne la performance, et rendant quasi impossible la visualisation simultanée et intégrale des deux actions, live et différées en quelque sorte.
Autre bonus, les images intègrent un véritable film de fiction : un road-movie western mettant en scène Lolo & Sosaku dans un fil narratif rocambolesque et tout aussi déconstruit. « Ce que l’on voit, ce sont en fait des fragments du documentaire Lolo & Sosaku, The Western Archive, réalisé par Sergio Caballero, détaille Léonardo Della Pietra. La scène finale correspond d’ailleurs à la performance que l’on a donné l’an dernier au Sónar de Barcelone, ce qui fait que la dimension live et les fragments de films s’entrecroisent constamment. »
The End : suite… et fin ?
La provocation est donc presque un sixième sens inné chez Lolo & Sosaku. Sens qui se propage même jusque dans leurs outils et méthodes de communication, puisque le duo a développé un concept de réponse aux interviews via IA qui donne d’amusantes variations en fonction des styles, humeurs et autres consignes de prompt qu’il souhaite implémenter dans ses réponses : une approche performative jusque dans les filtres de communication numérique en quelque sorte !
Concernant l’évolution de leurs performances live, les deux comparses jettent également le trouble. Le titre qui affuble la performance actuelle (The End) en atteste, et semble tout aussi paradoxal que discutable. « Chacune des performances que nous donnons du show a ses variations, explique ainsi Leonardo Della Pietra. Pour Rewire, nous avons utilisé 15 nouvelles machines, six nouveaux microphones, un paquet de cigarettes, quatre joints de marijuana, deux boîtes de vitamine C, entre autres. C’est tout cela qui donne forme au processus sonore. Les machines sont imprévisibles et parfois ne répondent pas comme on le souhaite. Mais on aime cette idée, et on aime le fait que le set soit totalement évolutif. Au moment où je te parle, donc quelques semaines après Rewire, on a déjà changé la moitié des composants du set ! On les transforme, on ne détruit jamais rien. Pour autant, The End paraît avoir atteint son terme. Pour tout dire, on attend sa complète dissolution. On a donné quatre performances du projet et je crois que nous en avons tiré toute sa substance pour pouvoir désormais évoluer vers un nouveau show, plus complexe et ambitieux, avec encore plus de machines, de plans de travail, de fumée. Plus de tension et de chaos, quoi ! » Un The End sans fin, donc, mais avec une constante bouffée d’énergie pour un live AV en mutation et régénération constante, espérons-le également.