À Paris, la Galerie Sévigné 13 présentait début avril ce qui est permis de considérer comme la première exposition de photographies conçues par des personnes malvoyantes : À perte de vue. Son auteur, le photographe publicitaire Marc Da Cunha Lopes, en explique le processus, caractérisé par des témoignages, une recherche d’émotions et l’utilisation d’intelligences artificielles.
Jusqu’à présent, on te connaissait surtout pour ton parcours en tant que photographe. À quel moment as-tu envisagé d’intégrer les intelligences artificielles dans ton processus créatif ?
À 20 ans, en parallèle à mes études en biologie, j’ai commencé à être illustrateur, notamment pour l’édition et la presse. J’avais un désir d’images, quelque chose qui m’éloignait de plus en plus de mon ambition initiale : devenir professeur de biologie. J’ai donc passé le concours des Gobelins, ne serait-ce que pour me familiariser davantage avec l’animation. À l’époque, je n’y connaissais rien en photo, mais je faisais de la 3D et utilisais déjà beaucoup Photoshop en tant qu’outil d’assemblage et de montage.
Tout ça pour dire que j’ai toujours cherché à faire des images, toujours été curieux des avancées technologiques. Pourtant, lorsque les intelligences artificielles sont arrivées il y a presque deux ans, mon premier réflexe a été de m’en méfier… Je trouvais ça trop simple à utiliser, trop dangereux. En décembre dernier, toutefois, j’ai vu différentes images que je ne comprenais pas, et qui me bluffaient. J’ai alors choisi de m’y intéresser, par curiosité, mais aussi par peur de passer à côté d’une possible révolution.
Comment expliquer que l’on voit davantage les intelligences artificielles comme une menace plutôt que comme de nouveaux outils créatifs mis à disposition des artistes ?
La méfiance est naturelle à partir du moment où l’on se confronte à quelque chose d’aussi fort et disruptif. C’était pareil à l’époque du numérique, qui avait secoué un certain nombre de photographes ayant acquis un véritable savoir-faire avec l’argentique. Certains se sont fait dépasser, d’autres ont accompagné le mouvement. La différence, c’est que le numérique n’était finalement qu’une petite adaptation au process.
Là, les intelligences artificielles permettent de remplacer ce que l’on pensait irremplaçable : la créativité. Il suffit de rentrer quatre mots dans Midjourney, de mélanger les concepts et l’IA réussit à générer ce que seul le cerveau humain parvenait à produire jusqu’à présent. Plutôt que de craindre l’IA, j’ai cherché à me familiariser avec. Cet outil fait désormais partie de nos vies, autant chercher à le comprendre.
À t’entendre, il n’y aurait donc aucune réserve à avoir ?
L’un des seuls reproches que je pourrais faire aux IA, c’est d’engendrer une production d’images très (trop ?) rapide. Depuis la démocratisation d’Internet, ce phénomène était déjà perceptible, mais j’ai l’impression que la possibilité de produire des images aussi facilement va accentuer encore davantage cette façon énergivore de les consommer sans prendre le temps de réfléchir.
Sur Instagram, tu as créé un compte avec un alter-ego (Alexander Markusson) afin de publier ce travail réalisé à l’aide des intelligences artificielles. Pourquoi ce choix ? Est-ce dans l’idée d’accentuer ce côté « fake » que l’on associe souvent aux IA ?
Même si j’ai posté quelques photos réalisées avec de l’IA sur mon compte personnel, je trouvais ça finalement bizarre de proposer quelque chose de différent sur cet espace-là. Naïvement, je me disais que ça pourrait dérouter ceux qui me suivent, un peu comme si je me mettais soudainement à faire de la street photography… En un sens, cet alter-ego me protège donc de mes images, et dévoile un travail très différent de celui pour lequel on peut me connaître. C’est bête, mais la création de ce compte a libéré quelque chose en moi. À travers lui, j’ai compris que je pouvais produire d’autres types d’images, que j’en avais l’envie.
Ton dernier projet n’est autre qu’À perte de vue. Comment as-tu pensé cette exposition, située à mi-chemin entre la photographie et les intelligences artificielles ?
En février dernier, alors que je faisais des tests avec les intelligences artificielles depuis un peu plus d’un mois, un ami, qui est aussi directeur de création dans une agence de publicité, me dit qu’il est sur un projet avec une association de malvoyants (Valentin Haüy) et me demande si ça m’intéresse. L’idée, c’était de s’interroger sur la transposition des images mentales de personnes ayant perdu la vue, recueillir leurs témoignages. Au départ, on voulait même travailler avec des non-voyants de naissance, mais on n’a malheureusement pas trouvé les bons candidats.
Là, j’ai pu passer de nombreuses heures au téléphone avec les différents participants. Puis, j’ai eu la chance de les rencontrer et de pouvoir les filmer afin de recueillir le plus précisément possible leurs souvenirs, saisir ce qui leur tenait à cœur, etc. Ensuite, j’ai retranscrit tous ces témoignages dans Midjourney et fait une sélection d’images qui correspondaient le mieux aux confessions de ces derniers.
J’imagine que le processus de création a dû être assez complexe par instants, non ?
Au départ, Philippe Boucheron, l’ami en question, voulait que l’on demande à un prompt ingénieur de saisir les mots dans Midjourney. Je souhaitais toutefois m’en occuper. J’ai un regard de photographe, j’ai l’habitude de faire de l’editing, de choisir entre différentes images, etc. Le plus difficile, finalement, ça été de gérer les nombreuses interprétations possibles entre les souvenirs dont les participants nous parlent, la manière dont je les reçois, les mots que j’utilise pour réorienter l’image sur Midjourney, mais aussi la façon dont le logiciel retranscrit tout ça. Pour une image, il y a donc au moins 200 propositions différentes…
Par exemple, un participant me parlait un jour d’un seau avec des cailloux et des pièces de monnaie à l’intérieur. Le problème, c’est que Midjourney ne parvient pas représenter les deux en même temps : il m’a donc fallu trouver une solution pour séparer différents concepts, pour dialoguer au mieux avec ces machines qui ont leur propre univers, pour piocher ce qu’il y a de plus abouti dans ce qu’elles me proposent. En fin de compte, c’est plus un travail d’editing que de photographie pure et dure.
À perte de vue peut être considérée comme la première exposition de photographies conçues par des personnes malvoyantes. Or, ce qui est intéressant, c’est que ce n’est pas juste un concept : il y a une réelle recherche d’émotion derrière ces images.
N’étant pas photojournaliste, j’avais peur de travailler au contact des gens, de devoir leur expliquer ce concept, qui peut être assez flou, notamment lorsque l’on s’adresse à une octogénaire, comme ça été le cas avec Jelly Lebourgeois… J’ai toutefois vite compris que ce serait là l’occasion de favoriser l’émotion ; j’ai moi-même chialé en l’écoutant me raconter ses souvenirs d’enfance au Maroc. Tout l’enjeu était ensuite de leur décrire à nouveau ces images, nées de leur récit mais auxquelles ils n’ont pas accès. Ma joie, ça été de voir qu’ils étaient très touchés par ces photos et par la façon dont on avait réussi à réinterpréter leurs souvenirs. Leur réaction était très émouvante.
Ce qui est intéressant, c’est que À perte de vue souligne la puissance des intelligences artificielles. À savoir, ici, la création d’émotions inédites, voire même de souvenirs inaccessibles autrement.
Je suis totalement d’accord ! Pour tout dire, on aurait très bien pu opter pour la même démarche et faire de la mise en scène en recréant des images au Maroc, en photographiant des palmeraies, etc. Or, ce qui m’intéressait, c’était de générer des images qui puissent ressembler à des souvenirs.
Par exemple, Trésor Gautier Makunda, un athlète paralympique, m’a confié qu’il rêvait de gagner sa sixième médaille lors des JO de Paris en 2024. Le fait de discuter longuement avec lui m’a permis de comprendre d’où venait cette passion, de creuser cette obsession pour le sport, de donner une forme d’humanité à son propos.
La vérité, c’est que Trésor a commencé à courir petit, à une époque où il voyait encore, après avoir vu Carl Lewis à la télé. Il était allé voir sa mère pour lui dire qu’il voulait faire la même chose, elle l’a inscrit dans un club d’athlétisme alors qu’il commencé à perdre la vue et il est devenu un grand champion de sa discipline. Forcément, le fait de générer ces images, fictives et en même temps rattachées au réel, a fait ressurgir des émotions et des souvenirs complétement fous, ne serait-ce que parce que sa mère est décédée depuis…
D’où l’idée de la représenter de dos ?
Oui, je voulais conserver un peu de pudeur et ne pas tomber dans le fake avec une représentation forcément fausse de ses traits du visage, etc.
Doit-on s’attendre à ce que tu prolonges cette démarche ?
À perte de vue a été réalisé dans un délai assez court, donc j’aimerais bien sûr pouvoir aller encore plus loin, rencontrer d’autres participants, amener l’expérience dans une autre dimension. Il y a un côté humain qui n’est pas anodin ici, c’est très enrichissant.