Comment collectionner l’art numérique ? Comment l’exposer chez soi ? Faut-il craindre les fluctuations d’un marché des NFTs, que l’on dit en berne ? Les réponses à ces questions se trouvent dans les propos d’Elsie, BBA, Benoit Palop et Luc Jodet, ces collectionneurs et collectionneuses profondément enthousiastes quant à l’avenir de l’art numérique. Parce que la passion a pris le pas sur la raison ? Non, évidemment.
Elsie se souvient parfaitement de la première fois où elle s’est intéressée à l’art numérique. C’était en mars 2021, suite à la vente de l’œuvre Everyday : The First 5.000 Days de Beeple par Christie’s, adjugée à 69,3 millions de dollars. « J’ai contacté́ la maison d’enchères pour obtenir plus de détails, et cette discussion m’a incité à rechercher une experte en art numérique qui pourrait me conseiller dans la constitution d’une collection, m’expliquer les aspects techniques et me mettre en contact avec les artistes. » Depuis, Elsie a notamment fondé la collection Edicurial et travaille auprès de Fanny Lakoubay, sa conseillère artistique depuis le printemps 2021.
Adopter les codes du marché de l’art
La date n’a rien d’anodine : elle correspond à cette période, post-confinement mondial, où le marché des NFTs explose de manière considérable. Le monde de l’art s’emballe, la presse en fait le relai, et c’est tout l’univers du numérique qui accueille alors de nouveaux collectionneurs et de nouvelles collectionneuses, attiré.e.s par un champ de possibilités qui semble désormais illimité. Pour Elsie, par exemple, il ne s’agit pas simplement d’acquérir une œuvre digitale – sa première ? Un cryptopunk féminin -, mais bien de se définir une identité numérique – un « pixelportrait », dit-elle -, de se trouver un pseudo – Elsie, donc – et d’adopter les codes du marché.
« Pour acquérir de nouvelles œuvres, je me base sur plusieurs sources, détaille-t-elle. Tout d’abord, je compte sur les conseils et les mises en contacts de Fanny Lakoubay, qui évolue dans le milieu du crypto art depuis 2018 et a ainsi développé́ des relations avec de nombreux artistes. Elle m’explique les concepts développés par des artistes qu’elle respecte, m’informe des expositions et ventes en cours, et me met en relation, si nécessaire, avec la galerie ou l’artiste directement. J’ai également collectionné de nombreux artistes émergents que j’ai découverts grâce à la résidence d’artistes Vertical Crypto Art, qui aide les nouveaux artistes à expérimenter avec les NFTs. En guise de remerciement, je suis également mentor au sein de cette résidence afin d’apporter aux artistes le point de vue d’une collectionneuse. »
« Une opportunité incroyable »
Elsie n’est évidemment pas la seule à être tombée dans la collection NFT par hasard. Luc Jodet, par exemple, a beau se définir comme un « crypto-natif », il confesse volontiers avoir attendu l’arrivée des NFTs pour s’intéresser pleinement à l’art numérique, considérant qu’il s’agit là d’une trajectoire assez unique : « Beaucoup de gens sont arrivés dans la crypto via l’art numérique ; moi, c’est l’inverse ». Et de poursuivre : « Je ne suis pas un grand collectionneur d’art, mais le digital m’a fait collectionner davantage d’œuvres que l’art physique… Tout simplement parce que j’y vois une nouvelle manière d’exprimer l’art. Et puis ça m’a plu de créer des relations avec les artistes. »
Luc Jodet cite alors Vera Molnár, pour qui l’intérêt d’une œuvre NFT est moins liée à son esthétique que dans le code qui se trouve derrière et qui permet de créer une itération imprimée ou vendue. « On a l’impression que c’est juste une feuille A4 avec quelque gribouillis, mais c’est le processus qui a été généré pour parvenir à cette itération finale. C’est ce qui est intéressant avec les NFTs : grâce à cette technologie, on a l’historique du code qui dit comment cette œuvre a été générée et quel en a été le processus de création. »
Depuis Tokyo, où il s’est installé après avoir pas mal bourlingué (Nîmes, Paris, Miami, New York, Montréal), Benoit Palop, qui se présente comme un « digital culture producer » ayant collaboré avec différentes entreprises culturelles et médias (SuperRare, VICE, MUTEK, etc.), raconte peu ou prou la même chose : « Étant un web-freak, tout ce qui touche à internet et à ses nouvelles possibilités créatives et narratives m’enthousiasme. C’est une opportunité incroyable pour les artistes qui ont toujours créé du screen-based, du on-line, et ont eu à composer avec des œuvres immatérielles. Avant les NFTs, ce n’était pas si facile de trouver un public et de vendre ses créations – excepté à des weirdos comme moi. »
Si le Français se souvient avoir acheté des assets numériques dans Second Life au milieu des années 2000, et dit avoir acquis sa « première véritable œuvre numérique » en 2015 – une édition de Signal, une vidéo de Nicolas Sassoon et Rick Silva collectée sur la plateforme Sedition -, il reconnaît aussi que tout a basculé en 2020 avec l’essor des NFTs, la nouvelle forme que prend la culture internet, les DAOs et les nombreux projets PFPs, dont Shinsei Galverse, un projet d’animé Web3 basé à Tokyo, « avec une communauté super fun dont je suis très proche ».
Bouleverser le monde de la collection
Du « fun », c’est exactement ce que semblent rechercher les collectionneurs.seuses de NFTs, conscient.e.s de l’attrait économique d’un tel support, mais surtout convaincu.e.s par la supposée révolution qu’elle permet. « Le fait de collectionner des œuvres d’art est venu avec les NFTs et, sincèrement, je ne peux concevoir un futur où cette technologie ne soit pas devenue la norme, détaille BBA, dont la collection contient environ 200 œuvres. Comme tout le monde, j’ai moi aussi eu du mal à comprendre ce que l’on possédait réellement, mais après avoir effectué quelques recherches, accessibles à tout le monde sur le web, j’ai très vite saisi tout le potentiel. Personnellement, j’ai en tout cas été séduit par la possibilité de voir qui possède un NFT à un instant T, d’en connaître la provenance et de pouvoir évoluer dans ce milieu de manière totalement anonyme : autant de choses qui se veulent plus délicates à mettre en place au sein du marché de l’art traditionnel. »
Conscient de constituer actuellement une collection à même de traverser le temps, BBA dit ne s’intéresser qu’aux artistes et aux œuvres qu’il apprécie. Acheter, négocier, échanger, ok, mais cela ne doit jamais se faire au détriment de ce qui l’anime vraiment : rassembler des œuvres qui pourraient un jour revenir en héritage à sa fille (« Un peu comme ces gens qui héritent de Picasso »), dénicher les futurs grands noms de notre génération (« Même si on manque encore d’une plateforme digne de ce nom pour faciliter nos recherches ») et développer une relation privilégiée avec les différents acteurs du secteur. « C’est encore un petit milieu, donc il est facile de se connecter avec n’importe qui, y compris Beeple ».
De son côté, Benoit Palop partage à l’évidence le même enthousiasme : « On peut enfin apporter un facteur de rareté à une image, une vidéo, un code source, ou n’importe quel actif numérique, et cela bouleverse complètement le monde du collectorship. De plus, ça offre la possibilité de posséder des œuvres et des objets uniques sans aucune limite, sans que cela n’envahisse tout l’espace de son appartement. À Tokyo, c’est quand même bien pratique. »Dit sur le ton de la plaisanterie, le propos de ce « techno-geek » français ne doit pas pour autant masquer la véracité du constat : oui, l’art numérique ne se collectionne, ni ne s’expose, de la même manière qu’une œuvre physique. BBA, par exemple, a sa propre galerie digitale. Quant à Luc Jodet, il reconnaît exposer ses œuvres de différentes manières : « J’ai créé une galerie digitale, une sorte de métavers en quelque sorte, où l’on peut se balader tout en observant mes œuvres préférées, mais j’ai aussi des écrans à la maison, tandis que d’autres œuvres sont exposées à la NFT Factory, que j’ai co-fondé et qui me permet de montrer ce que je possède, d’apporter ma contribution à l’émergence d’un artiste ou à la démocratisation d’un art. »
Si la possibilité d’acheter des projecteurs ou des écrans dédiés comme Infinite Object permet également de varier les supports de diffusion, Elsie préfère visiblement mettre en avant d’autres intentions. À l’entendre, l’art numérique ne serait pas uniquement voué à être affiché sur des écrans, qu’elle trouve « trop intrusifs dans le design d’intérieur », précisant que « de nombreux artistes créent des œuvres physiques en parallèle de leurs œuvres numériques, comme des gravures ou des tableaux. » Et d’ajouter : « En fin de compte, il existe de nombreuses options, et il est souvent préférable d’en discuter directement avec les artistes, qui ont toujours les meilleures idées d’exposition et de mise en valeur de leurs œuvres. »
En finir avec l’irrationnel
À entendre nos quatre spécialistes, l’on se tromperait à prendre les collectionneurs.seuses pour des personnes uniquement guidées par la manne économique de l’art. « Parfois, un achat est simplement effectué dans le but d’avoir une œuvre chez soi ou de tisser une relation avec l’artiste », reconnaît Luc Jodet, affirmant avoir déjà acheté des œuvres tout en ayant parfaitement conscience qu’elles ne prendront jamais de la valeur. De son côté, Benoit Palop considère l’esthétique comme un « facteur essentiel », sans pour autant omettre « le contexte de l’œuvre, sa capacité à repousser les limites du médium, à raconter une histoire et à soulever des questions critiques sur la nature de l’art, la société contemporaine et les enjeux culturels, encourageant ainsi une réflexion approfondie et pluridisciplinaire. » Il poursuit : « Une œuvre peut être visuellement cool, mais si elle ne véhicule pas d’émotion ou d’idées, c’est une coquille vide. »
Quant à Elsie, elle affirme que le prestige et la cote ne font définitivement pas partie de ses priorités au moment d’ajouter une œuvre à sa collection. « Tout d’abord, je prends en compte l’histoire de l’artiste et m’intéresse à son profil, ainsi qu’à l’histoire qu’il/elle souhaite nous transmettre. Ensuite, j’examine le concept de l’œuvre ou de la série, et cherche une connexion intellectuelle, visuelle ou conceptuelle. Je ne collectionne que des œuvres qui me parlent et auxquelles je me sens connectée. » Soucieuse de détailler son approche, elle prolonge son explication : « Enfin, je prends en compte les aspects techniques : comment l’œuvre est présentée ? Sur quelle plateforme a-t-elle été créée ? Quels sont les partenaires qui ont contribué́ à la production de l’œuvre ? Je veux m’assurer que je souhaite associer ma collection à ces acteurs, et mieux vaut être prudent dans un monde nouveau où il y a beaucoup de nouveaux acteurs. »
L’autre danger étant d’évoluer au sein d’un secteur complètement chamboulé ces derniers mois, au sein d’un marché que l’on dit en crise, les NFTs ayant visiblement été délaissés par le grand public. Luc Jodet rétorque : « Le marché est bas, oui, mais il faut se rappeler que l’on est dans un monde où les gens adorent s’exciter, où l’on passe d’un désintérêt total à une hype absolue en quelques jours à peine. Il faut pourtant rappeler que le marché était quasiment à zéro avant 2021, personne ne s’y intéressait avant que la vente de Beeple ne plonge le monde des NFTs dans une économie déraisonnable. Alors, certes, on n’est désormais plus qu’à 300 millions de dollars de transaction par mois, contre deux milliards en août 2021, mais il faut comparer le marché actuel par rapport à ce qui se passait avant 2020. À l’époque, personne n’aurait misé sur de tels montants en 2023. On en a simplement fini avec l’irrationalité… »
Même constat du côté de BBA, qui prend en exemple les CryptoPunks, dont les moins chers sont toujours estimés à plus de 100 000 euros, et d’Elsie, pour qui les « marchés sont sujets à des fluctuations et sont intrinsèquement cycliques ». Fatalement, ceux de l’art crypto suivent le « même schéma ». La Française, qui possède une centaine d’œuvres numériques, refuse donc de montrer de quelconques signes d’inquiétude quant à l’état actuel du marché, rappelant une fois encore qu’elle ne se focalise pas sur « le prix plancher » de ses œuvres ou sur les opportunités de vente, mais bien sur l’édification d’une collection sur le long terme, animée par l’envie de « témoigner de la naissance d’un nouveau mouvement artistique et de soutenir les artistes que je suis. » Pourquoi ? « Parce que c’est aussi ça le rôle d’un mécène ».