« On ne baissera pas les bras » : les artistes hackeurs, irréductibles pourfendeurs de l’extractivisme des données

28 mai 2023   •  
Écrit par Antonin Gratien
« On ne baissera pas les bras » : les artistes hackeurs, irréductibles pourfendeurs de l’extractivisme des données

Contre la collecte sans cesse plus prédatrice des personal data, plusieurs créateurs érigent un rempart obstiné, faisant du détournement technologique un outil de résistance à la fois dénonciateur et ludique. Rencontre.

L’expérience est banale. Vous pitonnez sur Google la référence d’une veste sur laquelle vous avez flashé, et voici que vos onglets croulent sous un déluge de contenus promotionnels affiliés. Coup de baguette magique ? Plutôt une manœuvre de ciblage savamment orchestrée par des acteurs du numérique ayant fait de la récupération massive, systématique – et rapace – de données numériques leur business model. Un juteux business chiffré en milliards où les GAFAM se taillent la part du lion, qui fait de la data l’or noir du XXIe siècle – et dont chaque internaute alimente la machine, plus ou moins consciemment, en abeille ouvrière. 

Face à cette industrie aux pratiques encore mal régulées, plusieurs voix indignées résonnent. Quelques politiques, une poignée d’associations, mais également des créateurs ayant adopté le hacking comme médium artistique. Une approche détonante, tablant sur le court-circuitage de fonctionnalités inféodées aux logiques de rentabilité – voire de surveillance de masse – qui esquisse les contours d’un rapport moins docile, plus imaginatif, à ces instruments. Au point d’ouvrir l’horizon collectif d’une « techno-relation » affranchie du pillage des data ?

ClémentThibault
Directeur des arts visuels et numériques au Cube Garges
« Cette utopie originelle a été dévoyée par la métamorphose d’entreprises de garage, surtout animées par l’esprit d’innovation, en mastodontes lancés dans la course du capitalisme de rente »

L’Internet libre est mort, vive le hack !

Remontons la bobine. Les complexes informatiques émergent aux États-Unis des sixties à des fins de télécommunications militaires, avant que le premier réseau décentralisé, ARPANET, ne voit le jour en 1969 dans les campus universitaires. Ce « proto-net » cède le pas, 20 ans plus tard, au web tel que nous le connaissons, avec l’apparition des pages HTLM certies d’images, de textes et d’hyperliens. Une révolution numérique qui nourrit alors l’espoir d’un « espace de communion qui mettrait – enfin ! – en contact tous les individus via des mécaniques de partage horizontales, et égalitaires. On parlait même de « noosphère », c’est-à-dire l’intrication des consciences humaines », rappelle Clément Thibault, directeur des arts visuels et numériques au Cube Garges.

Mais le rêve tourne court. « Cette utopie originelle a été dévoyée par la métamorphose d’entreprises de garage, surtout animées par l’esprit d’innovation, en mastodontes lancés dans la course du capitalisme de rente ». Comme Google, propulsé au rang « d’acteur quasi-monopolistique d’un nouveau marché lié au rapt de l’attention, grâce au succès du modèle économique amorcé par le déploiement, en 2000, des Google Ads ». Soit la vente d’encarts publicitaires ciblés sur le moteur de recherche. 

Bascule vertigineuse, depuis le fantasme libertaire vers le business is business de la Silicon Valley, contre laquelle était monté au créneau l’artiste Christophe Bruno en 2002, grâce à Google Adwords Happening. « Avec le déferlement de sa stratégie marchande, Google a amorcé la vampirisation à large échelle de nos désirs, en nous bombardant de suggestions taillées sur mesure – ce à quoi j’ai répondu en vampirisant Google, à mon tour ». La méthode ? « Lancer un programme parasite utilisant les AdWords, non pas pour assurer la promotion de bien, mais produire de la poésie via l’achat de mots-clés »

Cette réhabilitation esthétique des technologies est précisément au cœur de la philosophie « hacktistique », irriguée par « le principe de détournement cher au situationnisme de Guy Debord ». Mais aussi « la réflexion plastique de Marcel Duchamp, puis le net.art des 90’s, autour du ready made », rappelle l’artiste qui a fait du « parasitage » sa marque de fabrique. Que ce soit en arrachant le logo Google à sa sphère d’identification utilitaire pour le catapulter grâce au photomontage dans un paysage romantique (Google Moon, 2015). Ou bien en faisant dérailler l’efficacité du moteur de recherche grâce à une performance où un acteur répète jusqu’à l’absurde les résultats de recherche provenant de mots-clés choisis en temps réel (Human Brower, 2004-2017).

Googlemoon

Tricher pour mieux dénoncer

Là où une grappe d’entreprises hégémoniques imposent ses règles du jeu, les artistes hackeurs pipent les dés. Il s’agit de saboter, d’esquiver, de truquer, ne serait-ce que pour placer sous le feu des projecteurs les mécaniques souvent opaques de l’agrégation de données. Julien Levesque, plasticien du net, transforme par exemple l’outil Street View en photographies surréalistes grâce àla superposition évolutive de prises de vue réelles (Street Views Patchwork, 2009). Parfois, il utilise même une IA, nourrie par des centaines de milliers d’images transitant sur la Toile, pour combler le hors champ de photos de famille (Dads & Mums, 2023). « Les GAFAM ont considérablement appauvris les usages du Web en circonscrivant ses fonctionnalités à des usages ennuyeux, à portée marchande »,pointe l’artiste.Et d’expliquer : « pour laisser entrevoir d’autres possibilités, j’esquisse des pas de côté en poussant les outils du Web dans des retranchements inattendus : ceux de la poésie ».Sans jamais perdre de vue l’enjeu plus technocritique que technophobe de la démarche, comme avec Data Sona (2017), ce vinyle diffusant une sonate de piano générée à partir… d’un algorithme alimenté par les données de positionnements géographiques d’un échantillon de personnes, via leurs comptes Google Gmail. « C’est un exemple parmi d’autres de « décalage » des usages numériques qui permet de mettre en lumière l’intrusivité de certaines pratiques ». 

AlbertineMeunier
« L’enjeu réside dans la matérialisation de l’intangible qu’est la matière numérique »

Cette démarche de « conscientisation » à la pédagogie réjouissante, on en retrouve également la trace dans les travaux d’Albertine Meunier, reconnue pour avoir chapeauté un « défoulement salutaire et jubilatoire » en organisant des jets de poulets en plastique contre plusieurs conserves marquées à l’effigie des GAFAM (Chamboulons les GAFA, 2019). « L’enjeu réside dans la matérialisation de l’intangible qu’est la matière numérique », résume l’artiste française, qui a également donné « corps » au data archivage dont chaque internaute fait l’objet en éditant My Google Search History, une saga en plusieurs volumes, compilant l’ensemble des données de recherche de l’artiste. Ou comment « apporter quelques éclairages ludiques » sur un « paradigme du web où la récupération, puis la transaction des données, est plus subie que choisie ». Le tout, « sans alternative sérieusement envisageable »

Est-il pour autant permis de penser que la bataille pour la « e-protection » des droits individuels est perdue d’avance ? Tout en reconnaissant l’étroitesse de la marge de manœuvre de la scène artistique face à la vision « prédatrice » d’acteurs aussi titanesques que les « mastodontes du Web » – mais aussi « d’États et communes aux dispositifs de surveillance numérique tentaculaires, telles que la Chine ou Nice » -, Clément Thibault souligne avec vigueur la « nécessité » comme « l’utilité publique » de la « puissance d’imagination » des artistes. À l’entendre, seuls ces derniers seraient peut-être à même « d’envisager des contre-modèles à un Internet chevillé à l’exploitation débridée des données personnelles, en proposant des œuvres renouvelant par le haut notre rapport commun à la technologie, vers des sphères plus sociales. Plus justes ».

Albertine Meunier
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