Rencontré à Barcelone, où il vient de présenter sa dernière œuvre sur la façade de la la Casa Batlló, l’artiste Davide Quayola évoque les différentes thématiques qui nourrissent son œuvre : l’iconographie classique, les phénomènes naturels et la technologie comme sujet d’investigation.
Du 1er au 2 février s’est tenue la 4e édition d’un événement devenu un véritable temps fort du calendrier culturel de Barcelone. Chaque année la façade de la Casa Batlló est en effet réinterprétée à travers le travail d’un artiste renommé. En 2025, il s’agissait d’une œuvre monumentale de l’artiste italien Davide Quayola : un mapping intitulé Arborescent, pensé comme une observation des phénomènes naturels à travers les technologies. Une manière pour lui de prolonger les enjeux qui sous-tendent le travail d’Antoni Gaudí, architecte du bâtiment. L’occasion d’aller à la rencontre de Quayola afin de comprendre l’envers de cette création, ses inspirations, et son avis sur l’essor de l’IA générative après deux décennies de travail avec les technologies créatives.
Vous avez mentionné dans la presse être inspiré par votre enfance à Rome et vos études en histoire de l’art. Votre travail consiste souvent à réinterpréter l’iconographie classique en utilisant des procédés ultra-contemporains (impression 3D, algorithmes, robotique…). Comment sélectionnez-vous les œuvres et thèmes que vous traitez ?
Davide Quayola : Mon enfance à Rome a beaucoup influencé les recherches que je mène depuis quinze ans. J’y ai grandi, puis j’ai passé environ vingt ans à Londres. Être physiquement éloigné de ma ville de naissance durant tout ce temps m’a permis de revoir les images familières de ma jeunesse sous un nouveau jour. J’ai toujours été fasciné par le fait de regarder le passé, des choses qui nous sont incroyablement familières, mais avec une perspective complètement différente, que je révèle grâce aux nouvelles technologies.
Par exemple, je me souviens de ce projet de Google Arts and Culture d’il y a plusieurs années, pour lequel de nombreuses œuvres canoniques avaient été numérisées en partenariat avec des musées internationaux. J’ai eu accès à certaines des toutes premières peintures numérisées : Las Meninas de Diego Velázquez (1656) et L’Immaculée Conception de Giambattista Tiepolo (1767-1769) qui se trouvent actuellement au musée du Prado à Madrid. La symbolique du projet est très forte : ces œuvres avaient été scannées, en quelque sorte déjà transformées… J’ai pu les observer d’une nouvelle manière, non comme elles étaient censées être vues, encadrées sur un mur du musée du Prado…
Je m’intéresse également à la tradition de la peinture en plein air. Non pas pour mener des analyses historiques, mais plutôt pour comprendre et m’inspirer de leurs processus de création : les peintres impressionnistes s’immergeaient dans la nature pour effectuer leurs observations. Je fais de même, en utilisant la technologie pour observer et interpréter. On pourrait dire que cette tension entre le passé, le présent et le futur, entre l’histoire, la tradition et l’innovation, est au cœur de ma pratique.
Vous dites que la technologie dans votre travail n’est pas seulement un outil mais aussi un sujet d’investigation. À l’ère du capitalisme de la surveillance, vous sentez-vous parfois comme le sujet d’investigation de technologies de plus en plus développées ?
DQ : Mon travail utilise la technologie, mais il ne concerne pas notre expérience vécue avec elle, ce n’est pas un commentaire sur la technologie elle-même. Je l’utilise pour aborder des sujets universels, comme l’observation de la nature, avant de développer de nouvelles esthétiques à partir de ces observations. Un autre concept que je tire de l’impressionnisme est l’idée de documenter des gestes. Pas des gestes humains, mais des gestes algorithmiques, des gestes de machines qui contiennent quelque chose de l’ordre de l’expressivité.
» Je partage volontiers avec Gaudí son obsession pour les structures botaniques. »
Vous venez tout juste de présenter Arborescent à la Casa Batlló. Comment est née cette œuvre et que représente-t-elle pour vous ?
DQ : C’est un grand honneur d’avoir reçu cette invitation à créer un mapping sur la Casa Batlló, un bâtiment historique. Les équipes de la Casa Batlló ont été très généreuses dans leur partage du travail d’Antoni Gaudí, je tiens à les en remercier. Ce qui m’a le plus frappé, c’est l’obsession de ce dernier pour l’étude de la nature, comme un générateur infini d’idées et de concepts. Cela rejoint clairement les traditions dont je parlais plus tôt. Pour moi, Arborescent est une recherche complètement nouvelle qui s’inscrit dans mon corpus d’œuvres : l’observation de phénomènes naturels à travers des appareils technologiques.
Arborescent signifie « structure qui a des similitudes avec les arbres ». Selon moi, cette définition n’est pas à comprendre uniquement dans un sens botanique, mais aussi de manière scientifique et abstraite. Quelque chose peut ressembler à un arbre et se comporter comme tel, sans en être un. Cette analogie représente bien les similarités entre le travail de Gaudí et le mien, et je partage volontiers son obsession pour les structures botaniques.
Quels ont été les principaux challenges et défis dans la conception de ce mapping ? À quelles techniques avez-vous eu recours ?
DQ : L’œuvre est le résultat de plusieurs processus. D’abord, j’ai simulé une structure qui se comportait comme un arbre : comment il pousserait et grandirait, comment ses feuilles et ses branches se déplaceraient en fonction de forces artificielles, comme le vent par exemple… J’ai construit un grand ensemble de données avec tous ces arbres générés, et j’ai extrait ce qui est aujourd’hui Arborescent, des parties qui correspondaient à la géométrie de la façade. J’avais également un scan 3D très précis de la façade avec lequel travailler.
Je n’avais jamais réalisé de véritable projet de mapping, donc tout cela était très nouveau pour moi et comportait de nombreux challenges. La géométrie du bâtiment est très complexe, tout comme la palette de couleurs. Tout l’enjeu était de créer des images et des dynamiques qui peuvent à la fois épouser la façade, mais aussi exister par elles-mêmes, indépendamment du bâtiment.
Le son peut parfois être traité comme une arrière pensée, tant par les créateurs que par les spectateurs. Que diriez-vous pour inciter le public à y prêter plus d’attention ?
DQ : Le son a toujours eu un rôle crucial dans mon travail. Je dirais même qu’il a exercé des rôles différents selon le type d’œuvre. Parfois, il est là pour donner une dimension physique à quelque chose d’intangible, pour aider le public à se connecter à l’œuvre. Parfois, le son est l’objet même de l’œuvre. Je travaille avec différents médiums : la vidéo, la musique, la sculpture… Mais tout est génératif, et les processus peuvent être très similaires les uns aux autres. Parfois même, les outils que j’utilise me permettent de produire du son et des images en même temps.
J’ai tendance à considérer mes œuvres comme des objets à contempler. Arborsecent est davantage un spectacle qui se doit de capter un très large public dans un laps de temps très court. Le langage de cette pièce, y compris sa musique, est très différent de mes autres œuvres. Il s’agit d’un spectacle pour la ville de Barcelone, et non d’un projet méditatif. J’aimerais que les gens qui voient cette œuvre se connectent avec elle d’une manière très physique. Le son est un excellent moyen d’y parvenir.
« Le son est là pour donner une dimension physique à quelque chose d’intangible, pour aider le public à se connecter à l’œuvre. »
Vous décrivez parfois l’IA ou les nouvelles technologies comme des collaborateurs plutôt que des outils. Est-ce que la technologie vous a donné un jour l’impression d’avoir fait un vrai choix, plutôt que d’avoir répondu à une commande ?
DQ : C’est une question que l’on m’a souvent posée au fil des années et à laquelle je répondais toujours de la même manière. Mais ces dernières années, avec l’essor de l’IA générative, ma réponse a changé : oui, j’ai toujours été fasciné par la technologie, non seulement en tant qu’outil pour donner vie à mes idées, mais aussi en tant que collaborateur, avec lequel j’ai un véritable échange. Elle ne se contente pas d’exécuter les idées, elle contribue à générer les concepts et à m’inspirer. J’aime cette interaction expérimentale et inhabituelle avec l‘intelligence artificielle.
En même temps, j’insuffle quelque chose de très personnel dans les technologies que j’utilise, comme un musicien interagirait avec ses instruments pour faire de la musique. C’est ce que j’appelle le calibrage humain, quelque chose qui ne peut pas être programmé, ni quantifié, ni mesuré. J’aime trouver des moyens uniques et spécifiques d’utiliser la technologie. Avec l’essor de l’IA générative, cela devient d’autant plus crucial. Que faites-vous exactement ? Comment infusez-vous votre propre humanité dans des technologies auxquelles tout le monde a accès et qui sont de plus en plus standardisées ? Telles sont les grandes questions de l’époque.