Né dans les machines et les communautés web, l’artiste français défend aujourd’hui sa vision d’un monde virtuel qui s’intègre pleinement – non sans poésie – à nos réalités urbaines avec ses sculptures numériques. Rencontre.
« J’ai grandi avec une vision du numérique, pas anxiogène pour un sou ». Avec son art, Raphaël Guez aspire à créer des ponts, donner au numérique une place dans la ville et nos vies. Dans une de ses séries, des nuages pastel aux formes naïves habitent la ville, squattent les docks, les escalators et contemplent les matchs de foot. Dans d’autres, le virtuel semble avoir envahi le réel : des roches d’une belle résine orangée et rosée encerclent un univers onirique et surréaliste. Redonner aux arts numériques, une matière, la sculpter… L’atelier de l’artiste est une représentation vivante de ce projet. Une dizaine d’écrans occupe le petit espace, aux côtés d’imprimantes 3D, au-dessus d’un établi.
La vie derrière les écrans
À la manière d’Obélix, Raphaël Guez est tombé dans la marmite du numérique très tôt. Sa famille est originaire de Tunisie. « Une fois arrivé en France, mon grand-père a monté une petite plateforme de distribution de matériel électronique. Mon père l’a rejoint. C’est le business familial ». Ado, il vient y filer un coup de main : « L’été, j’aidais au service après-vente, je faisais le magasinier. En fait, c’est là-bas que j’ai appris à monter des cartes, à retaper des écrans. Plein de trucs un peu absurdes quand t’as 14 ans, mais j’ai adoré. Si bien que, je peux le dire : j’ai toujours été collé aux ordis ».
C’est cette passion pour tout ce qu’offre de créatif le web qui permet à l’ado de faire ses humanités numériques. Le jeune homme découvre la 3D… en jouant à Call of Duty. « J’avais une équipe et, avec des copains, on réalisait des montages de nos meilleures actions. Pour les intros des vidéos, j’ai commencé à bidouiller sur Cinéma 4D. Bon, c’était un peu laborieux ». À la même époque, Raphaël Guez rejoint une équipe de traduction de manga. « On m’envoyait le scan du Japon, je devais enlever les textes japonais et les remplacer par une traduction française. C’est comme ça que j’ai appris à manier Photoshop ». À 17 ans, en vrai passionné, le Français monte avec ses amis un collectif autour de l’art et de la musique. « Je faisais beaucoup de photo et de graphisme. J’étais en charge de la DA du collectif. Ça m’a permis de prendre confiance en mes capacités ».
Obsessions numériques
Dans des expos « hyper émergentes », il expose « des collages » et, très vite, l’art numérique devient son « fil d’Ariane » : « Dès que j’avais du temps, j’y retournais ». Les étés, il les passe dans le corps des machines à désosser les écrans, tout en songeant à son avenir, loin du business familial. Une fois en école d’ingé, Raphaël Guez a ainsi une conviction : il veut se spécialiser en intelligence artificielle. « Je me disais que j’allais y apprendre à créer, à aller au bout de mes idées et à constituer mon petit laboratoire ».
« Internet, ce sont des câbles sous les océans : débranchez vos écrans et vous saisirez la matérialité du numérique. »
Alors qu’il est en quatrième année, il réalise qu’il a du temps. « J’avais déjà réalisé tous mes stages. Je demande alors à mes oncles et à mon père s’ils ont besoin d’un coup de main. Et là, ils m’envoient en Chine ». Plus précisément, dans la capitale mondiale du hardware, Shenzhen. La légende raconte que c’est là que Steve Jobs a pu avoir son écran en verre réalisé, un mois à peine avant le lancement de l’iPhone. On dit aussi que des dispositifs sont ici produits en quelques semaines, voire quelques jours, là où leur fabrication prendrait des mois partout ailleurs. « J’ai atterri chez un des fournisseurs. Je ne parlais pas un mot de chinois, mais j’ai reçu une claque monumentale. C’est un autre lien à la fabrication ; ces gars fabriquent pour la planète ». Son atout ? Parler le langage électronique.
Artisan du multivers
En Chine, Raphaël Guez rencontre des fournisseurs en continu, dont celui avec lequel il travaille désormais, LiveMat. « Cette boîte fabrique des écrans de tous types, de toutes formes », s’enthousiasme-t-il au moment de montrer les différents écrans qui tapissent l’espace de son atelier. « Tu vois, là, ce ne sont que des écrans particuliers. » Il pointe un écran qui provient d’un casino de Macao. « Bon là c’est plus classique, c’est pour les abribus. Ici, t’as des écrans de gamers qui indiquent toutes les infos propres à la tour de jeu en temps réel ». À côté de la fenêtre, défile sur un écran à forme d’œil de sorcière des nuages pastel dans un décor onirique représentant une nature fantasmée.
À son retour de Shenzhen, en 2018, Raphaël Guez se dit frustrer par l’art numérique. Il veut s’ouvrir à d’autres horizons, embrasser l’ensemble des propositions esthétiques. « J’étais déçu par la traduction physique des œuvres. J’avais l’impression que les écrans ne faisaient pas vraiment partie d’elles ». L’artiste recommence alors à désosser les écrans et pense ses pièces comme des sculptures qui se déploient entre réel et virtuel. Nehiyr représente ainsi en photogrammétrie une boutique – captée à Tel Aviv – perdue dans le désert. Autour de l’écran se déploient des roches en résine dorée, comme si le monde virtuel s’immisçait dans la vraie vie. « En bossant l’été avec ma famille, je crois que j’ai développé une autre image de l’écran. Je suis un grand fan de SF, l’écran désossé, j’aime bien. Structurellement et artistiquement, c’est intéressant. Je travaille les coques. Et d’un coup, il devient un objet un peu mystique ». D’après lui, c’est son étude de la 3D qui lui a inspiré ce procédé : « La 3D, c’est beaucoup de temps passé à analyser des matériaux et à comprendre comment on crée des matériaux toujours plus réalistes. Tout se passe comme si l’on s’inventait une réalité dans le logiciel ».
Démythifier le digital
En bon sculpteur, Raphaël Guez refuse de se contenter de désosser des écrans, et utilise ainsi plusieurs biseaux : l’iPad pour modeler et affiner ses sculptures, mais aussi pour faire de la photogrammétrie. « À la base, je prenais quelque 300 photos des sujets. C’est une technique qui était utilisée par les archéologues pour modéliser les sites classés. Désormais, j’utilise l’appli Polycam qui fait la même chose de manière plus rapide. Tu n’as pas l’air très malin dans la rue, mais ça fait bien le job ».
A considérer l’ensemble de ses œuvres, on se dit qu’il y a un énorme malentendu avec le numérique. « Internet, ce sont des câbles sous les océans : débranchez vos écrans et vous saisirez la matérialité du numérique. On a cette vision du grand cloud, mais finalement, derrière, ça reste du sable. J’ai envie de casser ce fantasme d’une technologie qu’on ne comprendrait pas. Aujourd’hui, on a autant confiance en Elon Musk que dans le pape à une époque. Même si bon, rit-il. j’ai beau avoir un diplôme d’ingénieur, avoir bossé en électronique, je ne comprends pas grand-chose lorsque j’ouvre un iPhone ». En creux, la démarche de Raphaël Guez pose donc une question, presque philosophique : les voies du numérique sont-elles impénétrables ?