Des mains à six doigts, des corps étonnamment difformes, des mondes hallucinés… Aucun doute, l’IA gagne du terrain et a bel et bien investi les Rencontres internationales Paris/Berlin. Positionné à l’avant-garde de la création contemporaine, ce festival, traditionnellement dédié à la vidéo, est l’occasion de faire le point sur cette technologie qui fait grand bruit dans les médias. À tort ou à raison ?
Avec une programmation diversifiée et immersive, les Rencontres Internationales Paris/Berlin souhaitent offrir un programme qui s’étend au-delà des séances de projection en salle. En ce sens, l’édition 2024, qui s’est tenue du 18 au 24 novembre, a investi plusieurs lieux emblématiques de la capitale et de ses environs, dont le Jeu de Paume, la Fondation Fiminco, la Gaîté Lyrique, le CWB Paris, le Musée de la Chasse et de la Nature, le Forum des Images… « C’est un des deux axes essentiels de cette manifestation, l’autre étant de mettre en lumière une large diversité d’artistes : des cinéastes, des architectes, des dessinateurs ou encore des plasticiens qui explorent l’image en mouvement, en rapport à leur cheminement personnel, précise Jean-François Rettig, cofondateur des Rencontres Internationales Paris/Berlin. La pratique n’est évidemment pas la même au Kazakhstan qu’en Amérique du Nord, et c’est ce que nous souhaitons mettre en avant afin de lutter contre des productions formatées et internationalisées ».
Soleil noir sur l’IA
Une nouvelle fois, cette édition a été marquée par des premières mondiales et internationales d’artistes de premier plan, à l’instar de Simon(e), Jaikiriuma Paetau, Masbedo, Damir Ocko, Ivan Argote. Mais aussi par une tendance qui s’accentue depuis la crise de la COVID-19 : la notion de « Soleil Noir » ! « Au moins une dizaine d’artistes de la sélection portent leur travail sur cette métaphore, qui rassemble aussi bien des inquiétudes vis-à-vis des évolutions politiques dans le monde, avec notamment la montée du populisme, que de la crise climatique et du devenir de la société humaine », détaille Jean-François Rettig. Qui tient également à avertir : « Le discours de tous ces artistes ne s’articulent pas autour d’une idéologie, seulement autour de questionnements ».
Dans son film Chroniques du soleil noir, réalisé en 2023, Gwenola Wagon aborde le sujet, grâce à une IA. Inspirée de la structure du roman-photo de La Jetée (1962), le film culte de Chris Marker, l’artiste française née en 1975 a imaginé ce récit de science-fiction, dans lequel un algorithme est chargé de reconstruire le passé à partir d’une image de son enfance, en recyclant des photographies d’albums personnels, des images publicitaires et des clichés scientifiques, tous retraités par une intelligence artificielle. Intriguée par la possibilité de raconter ici une fable moderne, interrogeant de manière troublante et ironique notre rapport à la technologie, la vidéaste entend provoquer deux réfléxions. La première concerne notre façon d’habiter la Terre. La seconde nous confronte à notre rapport à l’IA, à la déformation de la réalité que celle-ci permet – une problématique qui, comme nous l’avons vu lors de ce festival, préoccupe la plupart des vidéastes !
« Dans le cadre de ces rencontres, nous apportons, à travers le regard d’artistes, des éléments de réflexion sur la surconsommation d’images produites par l’IA et sur la manière dont elles sont perçues, rappelle Jean-François Rettig. La plupart des nouvelles générations qui en consomment sur les réseaux sociaux n’ont souvent plus le recul nécessaire. Ces artistes qui l’utilisent apportent une distance critique et rappellent que ces images ne sont pas réelles, qu’elles sont même le contraire d’une société démocratique dans laquelle les citoyens sont conscients de ce qu’ils voient. Ils sont dans une démarche de questionnement de ce médium, et des conséquences de la surproduction de ces outils ». C’est pourquoi nombre d’entre eux ne souhaitent pas gommer les aberrations proposées par l’IA. Au contraire, ils s’en amusent avec une ambiguïté fascinante.
Des œuvres politisées
À travers son film White Cloud, où se mêlent fausses images et vraies informations dans un but documentaire, Emmanuel van der Auwera s’inscrit à l’évidence dans cette démarche. N’ayant pas pu obtenir d’autorisation pour aller filmer dans les mines de Bayan Obo, situées en Mongolie-Intérieure, l’artiste belge, 42 ans, s’est rapproché d’un mineur s’exprimant sur la version chinoise de TikTok. À partir de ses vidéos et de ses longs titres, empreints d’une grande mélancolie, il a par la suite développé grâce une IA générative de nouvelles images qui lui ont permis de documenter la vie d’un travailleur de cette région – où sont extraits 80 % des minéraux de terres rares, indispensables à la fabrication des technologies numériques, dont l’IA ! Quant à nous, on s’avoue fasciné par le témoignage intimiste et poignant de cet homme solitaire à la recherche d’un meilleur avenir, de même que par la qualité de ce White Cloud, qui soulève des questions de géopolitique, d’écologie, de capitalisme, de conspiration et de scénarios futurs.
Le futur justement, Maren Dagny Juel nous en offre un aperçu dans sa comédie musicale Human Resource the Musical (2023). Réalisé avec divers outils d’intelligence artificielle et de MetaHuman, le « constructeur d’humains numériques » d’UnrealEngine, ce film met en scène une DRH, semblant provenir de la galaxie Disney, mais tentant de faire les louanges du monde du travail devant une salle de spectacle vide. Cette unique scène tragi-comique est entrecoupée de plans de bureaux vides, de tours de verre vides… mais de machines à boissons bien pleines, comme pour donner une certaine épaisseur à la déshumanisation du monde du travail. Ce scénario, celui de l’émergence de l’IA contre l’humain, inquiète la population, et encore davantage ceux qui utilisent cette technologie. Heureusement, la dernière édition des Rencontres internationales Paris/Berlin le rappelle avec force : si l’intelligence artificielle s’immisce désormais partout, c’est son examen de conscience, aussi nécessaire que complexe, qui passionne.