Robert Whitman, disparition d’un pionnier de l’art multimédia

Robert Whitman, disparition d'un pionnier de l'art multimédia

Disparu le 19 janvier dernier, à 88 ans, l’artiste américain restera dans les mémoires comme l’une des principales figures du happening des années 1960. Depuis l’avènement des ordinateurs, cet avant-gardiste convaincu s’était également imposé comme un grand nom de l’art multimédia. Souvenirs.

La nouvelle a été annoncée par Pace, son historique galerie. Décédé vendredi dernier à son domicile de Warwick, dans la vallée de l’Hudson, Robert Whitman aura eu une vie bien remplie, marquée par la frénésie des sixties new-yorkaises, dont il fut l’un des acteurs principaux. À 88 ans, il laisse derrière lui un héritage conséquent qui a très largement inspiré la scène numérique contemporaine.

Quand l’art mise sur la scène

Né en 1935 au sein d’une vieille famille bourgeoise de New York – on compte parmi ses ancêtre le peintre et designer Lockwood de Forest (1850-1932), ainsi que Robert W. de Forest (1848-1931), président du Metropolitan Museum of Art au début du XXe siècle -, Robert de Forest Whitman Junior se tient très vite à distance de sa famille froide, à laquelle il préfère la folie du spectacle. À l’âge de 6 ans, il vit d’ailleurs une expérience qualifiée plus tard par l’artiste lui-même de puissamment formatrice : une visite au cirque, marquée par l’apparition du clown Emmett Kelly, dont il ne parviendra jamais à oublier la manière dont il exécuta ce soir-là sa routine signature. Plus tard, en 2003, dans une interview accordée au Brooklyn Rail, Robert Whitman confessa que « l’éclat de M. Kelly et de stars du cinéma muet comme Buster Keaton et Charlie Chaplin [lui] ont donné une première idée de ce qu’est la magie. » 

The American Moon (happening), 1960 @Robert Whitman

Féru de théâtre, c’est d’abord par ce biais qu’il intègre le monde de l’art, lui qui conçoit ses œuvres comme des pièces répondant à un certain nombre de conventions scéniques. Une approche particulière qui lui vaut d’être repéré en 1960 lorsqu’il présente à la Reuben Gallery – plus proche du loft délabré que du white cube élégant – sa première grande performance, American Moon :  un ensemble d’actions mimées au milieu de chutes de bois, de toile de jute, de papier kraft et autres matériaux dépouillés. En répartissant le public dans différents tunnels semi-fermés, l’artiste s’est assuré d’offrir une expérience distincte à chacun de ces petits groupes. Ainsi, quand certains ont pu observer l’artiste Lucas Samaras se balancer sur des cordes au-dessus de leurs têtes, d’autres se sont retrouvés face à un homme gonflant silencieusement un ballon géant. 

Aux prémices de l’art immersif

Performatif par essence, le travail de Robert Whitman se complexifie peu à peu, et gagne indéniablement en sophistication dès lors que l’Américain commence à intégrer la technologie dans son processus créatif. Inspiré par le cinéma, Whitman fait rapidement appel à des écrans au sein de ses œuvres, totales, hybrides, offrant à ces objets symbolisant le monde moderne une nouvelle aura. En clair, les écrans sont ici moins des supports de diffusion que des sculptures interactives.

L’une des pièces les plus représentatives de ce goût pour la projection cinématographique est probablement Bathroom Sink, un film de 1964 mettant en scène la routine matinale d’une femme que l’artiste décide de projeter sur un miroir au-dessus d’un simple lavabo de salle de bain. Le début de l’immersif ? Le mot n’existe pas encore. À l’époque, on parle plus volontiers de « cinéma élargi », un courant dont Robert Whitman se fera l’un des plus fervents représentants. Un an après Bathroom Sink, l’artiste imagine même Prune Flat (présenté par la suite dans plusieurs théâtres d’Off Broadway), une œuvre mettant en scène des acteurs sur lesquels Whitman projette des images surréalistes. 

Bathroom Sink ©Robert Whitman/Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía

Avec le recul, il est tout à fait probable que ce soit ce goût pour l’expérimentation et l’image en mouvement qui incitera Robert Whitman à s’intéresser de plus en plus aux nouvelles technologies. En 1966, il intègre ainsi le groupe Experiments in Art and Technology aux côtés de l’artiste Robert Rauschenberg, des ingénieurs des Bell Labs, Fred Waldhauer et Billy Kluver, ainsi que de sa compagne, Julie Martin. Une nouvelle étape, finalement logique, qui va toutefois faire basculer l’Américain dans une nouvelle dimension, Experiments in Art and Technology étant à l’origine des premières véritables collaborations entre artistes et spécialistes des domaines techniques, donnant lieux à des œuvres interactives et numériques pionnières.

Alors que ses collègues des débuts se tournent peu à peu vers la sculpture et l’objet en général, Robert Whitman reste fidèle à la performance tout au long de sa carrière. Qu’importe si les galeries le boudent, c’est là sa conviction, son ultime forme d’expression : « J’avais en quelque sorte conscience de n’être nulle part, déclarait-il. Et puis ils ont inventé cette idée appelée multimédia, peu importe ce que cela signifie ».

Robert Whitman: 61, Pace Gallery, New York, Oct 26 – Dec 21, 2018 ©Robert Whitman

Hostile aux catégories figées dans lequel le monde de l’art aime tant ranger les artistes, Robert Whitman ne peut que le constater : oui, il est bel et bien un artiste multimédia, dans sa forme la plus primitive. Mais s’il utilise régulièrement des lumières stroboscopiques, des lecteurs de télévisions, Internet et même des outils génératifs, le New-Yorkais associe perpétuellement ces outils et médiums à des éléments plus naturels, comme l’eau ou le feu. Cette approche, hautement singulière, marquée du sceau de la surprise, est d’ailleurs ce qui permet à Barbara Rose, historienne de l’art, de poser ce constat : « Whitman est, malgré toute sa technologie, fondamentalement un poète de la nature impliqué dans les quatre éléments ». On a beau cherché, on ne trouve pas plus beaux mots au moment de conclure. 

À lire aussi
Décès de Vera Molnár. Retour sur la carrière de cette pionnière de l'art numérique
Portrait de Vera Molnár, 1961 ©François Molnár, archives Vera Molnár
Décès de Vera Molnár. Retour sur la carrière de cette pionnière de l’art numérique
Disparue jeudi dernier à l’âge de 99 ans, l’artiste franco-hongroise Vera Molnár laisse derrière elle un héritage conséquent. Triste…
11 décembre 2023   •  
Écrit par Zoé Terouinard
L'œil dans le rétro : « Luna » de Fabio Mauri
“Luna” de Fabio Mauri ©Ugo Mulas
L’œil dans le rétro : « Luna » de Fabio Mauri
Cette semaine, lorsque l’on a décidé de regarder dans le rétro, on s’est envolé sur la Lune. La faute à l’œuvre Luna de Fabio Mauri qui…
11 janvier 2024   •  
Écrit par Zoé Terouinard
2024 : les expos et événements immersifs les plus attendus en France
“L’Égypte des Pharaons” ©Atelier des Lumières
2024 : les expos et événements immersifs les plus attendus en France
Alors que tout le monde y va de sa bonne résolution, pour le petit monde de la culture, la nouvelle année est synonyme de numérique….
29 décembre 2023   •  
Écrit par Zoé Terouinard
Explorez
Modélisation 3D, jeux vidéo, BD : les 5 inspirations de Baron Lanteigne
Baron Lanteigne ©Elias Djemil
Modélisation 3D, jeux vidéo, BD : les 5 inspirations de Baron Lanteigne
À l'excès, à la vitesse, au surréalisme, à la science-fiction et à la fantaisie généralement associés à l’imagerie générée par...
Il y a 11 heures   •  
Écrit par Maxime Delcourt
Max Cooper - Rave d'un autre monde
Max Cooper ©Ella Mitchell
Max Cooper – Rave d’un autre monde
Fusionner la musique électronique, l'art visuel et la science n'a rien d'un gimmick. Du moins, pas chez Max Cooper, dont les différents...
24 avril 2025   •  
Écrit par Maxime Delcourt
En studio avec 1024 Architecture : "Nous sommes des artistes de déformation"
©Rodolphe Escher
En studio avec 1024 Architecture : « Nous sommes des artistes de déformation »
En développant ses propres logiciels et en allant sans cesse plus loin dans ses recherches autour des croisements entre light art...
22 avril 2025   •  
Écrit par Maxime Delcourt
Au ZKM, une exposition remonte aux origines de l'art numérique
“Virtual Sculpture”, 1981 ©Jeffrey Shaw et Theo Botschuijve
Au ZKM, une exposition remonte aux origines de l’art numérique
Riche d’une des plus importantes collections d’art médiatique au monde, le ZKM dévoile The Story That Never...
18 avril 2025   •  
Écrit par Benoit Gaboriaud
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Modélisation 3D, jeux vidéo, BD : les 5 inspirations de Baron Lanteigne
Baron Lanteigne ©Elias Djemil
Modélisation 3D, jeux vidéo, BD : les 5 inspirations de Baron Lanteigne
À l'excès, à la vitesse, au surréalisme, à la science-fiction et à la fantaisie généralement associés à l’imagerie générée par...
Il y a 11 heures   •  
Écrit par Maxime Delcourt
Ceci n'est pas un film #1 : « Mechanical Kurds » de Hito Steyerl
“Mechanical Kurds” ©Hito Steyerl
Ceci n’est pas un film #1 : « Mechanical Kurds » de Hito Steyerl
Dans cette nouvelle série, Fisheye Immersive célèbre ce que l'art vidéo compte de plus audacieux. “Mechanical Kurds”, la dernière...
25 avril 2025   •  
Écrit par Zoé Terouinard
Max Cooper - Rave d'un autre monde
Max Cooper ©Ella Mitchell
Max Cooper – Rave d’un autre monde
Fusionner la musique électronique, l'art visuel et la science n'a rien d'un gimmick. Du moins, pas chez Max Cooper, dont les différents...
24 avril 2025   •  
Écrit par Maxime Delcourt
PhantasIA : Arte lance une émission dédiée à la création IA
“Imagine” ©Anna Apter
PhantasIA : Arte lance une émission dédiée à la création IA
Toujours dans les bons coups, Arte lance “PhantasIA”, un rendez-vous mensuel dédiée à l'art généré par intelligence artificielle. Alors...
24 avril 2025   •  
Écrit par Zoé Terouinard