Durant l’été, de mi-juillet à fin septembre, Fisheye Immersive part à la rencontre de huit artistes numériques venus du monde entier, profondément créatifs et déterminés à expliquer leur travail, démocratiser leur approche créative. Cinquième invitée : Sabrina Ratté qui, depuis Montréal, ne cesse ces dernières années de questionner la place du réel dans le virtuel. Et inversement.
D’après toi, à quel point le numérique, la VR ou les technologies immersives vont-elles impacter les propositions artistiques, les musées ou les galeries ces prochaines années ?
Sabrina Ratté : Ce qui est certain, c’est que je vois dans le numérique, non seulement une matière très malléable, mais aussi un potentiel infini de création. Il y a la sculpture en impression 3D, les installations 3D, la réalité augmentée qui permet de plonger dans une peinture et de servir de portail dimensionnel… Il existe désormais tellement de médiums permettant de déployer des œuvres numériques dans le virtuel ou le monde physique que c’est forcément inspirant en tant qu’artiste. Aujourd’hui, on peut tout imaginer, tout repenser. À titre personnel, j’ai d’ailleurs toujours travaillé avec des technologies numériques, c’est très naturel pour moi. Si bien que je n’ai pas nécessairement le recul pour en mesurer l’impact sur mon travail…
Cet attachement aux technologies numériques est-il une façon de dire que les arts numériques/immersifs te permettent de délivrer plus concrètement un message impossible à défendre sous une autre forme ?
Sabrina Ratté : Étant née en 1982, j’ai forcément grandi avec tous ces outils. Petite, déjà, j’étais fascinée par la caméra, j’y voyais une manière de me réapproprier un médium comme la télévision, très autoritaire en un sens. Par la suite, j’ai étudié le cinéma, au sein d’une école où on encourageait l’utilisation de la pellicule. Or, moi, j’ai fini par réaliser que j’étais plus à l’aise avec le numérique. À partir de ce moment-là, un nouveau monde s’est ouvert à moi, via la 3D, les IA et toutes ces images qui m’entourent depuis l’enfance.
Celui-ci a dû évoluer au fil des années, mais peux-tu nous donner une idée de ton processus de création ?
Sabrina Ratté : En effet, celui-ci ne ressemble en rien à ce que je faisais par le passé. Aujourd’hui, je pense être davantage dans un rapport expérimental avec le médium, notamment via des œuvres qui établissent un consensus entre la théorie et la pratique. Il faut dire que j’écris beaucoup, que je lis pas mal d’ouvrages, théoriques ou science-fictionnels, souvent centrés autour de questions existentielles, celles qui interrogent notre rapport au réel. Dernièrement, par exemple, j’ai beaucoup aimé la lecture de L’évolution créatrice d’Henri Bergson, de Techgnosis : mythes, Magie et Mysticisme dans l’ère de l’Information d’Erik Davis ou des livres d’Ursula Kroeber Le Guin. Tous mes travaux partent souvent d’une idée pouvant dialoguer avec la technologie : ces ouvrages sont donc pour moi un moyen de stimuler mon cerveau d’images, mais aussi de penser un monde en perpétuelle mutation.
« Mon plaisir n’est pas lié à l’aspect technique. C’est une réflexion. »
À l’heure du numérique, on dit que n’importe qui peut se revendiquer artiste, que « pousser quelques boutons » (pour reprendre une phrase lue dans certains articles) ne fait pas de nous des artistes. Quel est ton point de vue là-dessus ?
Sabrina Ratté : C’est très surprenant, mais ça reste une réalité : de nombreuses personnes ont encore et toujours du mal avec l’art imaginé via un ordinateur. Selon moi, il y a une incompréhension totale du processus, à croire que l’outil utilisé conditionne le statut d’artiste… Or, non, c’est bien la vision, la réflexion, la façon dont on utilise un outil qui crée une démarche artistique. Sinon, les photographes, qui appuient sur un bouton pour obtenir leurs clichés, ne seraient pas vus comme des artistes également… Au fond, l’art numérique, c’est comme de la peinture, sauf que les pixels et les points électroniques ont remplacé la peinture à huile et les pinceaux.
On pourrait, c’est vrai, dire que les technologies sont toujours plus performantes, accessibles, et donc qu’il est toujours plus facile de produire une œuvre. Mais, là encore, ce n’est pas la question : de même qu’il est possible de réaliser une photo extraordinaire avec un petit appareil photo, il est tout à fait envisageable de se priver des dernières technologies, hyper puissantes, pour créer des œuvres incroyables. Moi, par exemple, j’utilise Blender, un logiciel gratuit et je ne fais pas de programmation. Tout simplement parce que mon plaisir n’est pas lié à l’aspect technique. C’est une réflexion.
Étant basée à Montréal, quel regard poses-tu sur la scène numérique/immersive locale ? Qu’est-ce qui permet à cette ville, voire même au Canada, d’être à la pointe dans ce domaine ?
Sabrina Ratté : C’est vrai qu’il y a ici une sorte de hub de personnes vraiment impliquées dans la scène des arts numériques, aussi bien du côté des artistes que du côté des institutions. Par exemple, on a la chance d’avoir des lieux comme le Mutek et Elektra qui travaillent fort pour faire rayonner Montréal à l’étranger, avec des déclinaisons de leurs évènements et des expositions dans différents pays du monde entier (en Corée du Sud, à Barcelone, en France, etc.). C’est marrant, parce que Montréal reste finalement une petite ville, mais beaucoup de gens ici travaillent ce médium, développent des œuvres numériques et immersives. Là, tout de suite, je pense à Rafael Lozano-Hemmer, Nicolas Baier ou Natalie Bachand, mais il y en a évidemment plein d’autres. À Montréal, il y a une vraie scène, vibrante et connectée.