Présenté jusqu’au 2 septembre à la Galerie Nagel Draxler de Berlin, Feral Metaverse n’est pas simplement un jeu multiplayer : c’est une installation consistant en un carrousel d’écrans et de sièges chevauchés comme des selles, invitant les joueurs à s’immerger dans un monde fait de sable, et à évoluer dans la partie via des gestes et des corps atypiques. Son auteur, l’intriguant Theo Triantafyllidis, en détaille la conception.
Ces dernières années, tu as pris l’habitude de travailler avec plusieurs médias : réalité virtuelle, réalité augmentée et, à présent, le jeu vidéo. Comment en es-tu venu à créer avec ces nouveaux médias ?
Theo Triantafyllidis : Ayant une formation d’architecte, j’ai eu l’occasion de beaucoup réfléchir à l’espace, à la manière dont le corps humain interagit avec lui ; dont nous, individus, habitons le monde et comment sa perception affecte la manière dont nous communiquons entre nous. Pourtant, le bâtiment en tant qu’objet d’étude ne m’intéresse pas vraiment : ce sont nos vies en ligne, ces espaces virtuels où il est possible de faire de l’architecture qui me passionnent réellement.
C’est d’ailleurs ce qui m’a incité à me pencher sur ces arts. Lors de mes études à UCLA, à Los Angeles, j’ai découvert le « game engine » (moteur de jeu, logiciel utilisé dans l’industrie du jeu vidéo pour créer des mondes virtuels, ndlr). Ça été mon premier médium. J’aime son potentiel pour créer, sonder des mondes virtuels et en faire des lieux d’interactivité en temps réel, tout en explorant différentes technologies et différents processus créatifs : la réalité virtuelle, la réalité augmentée, les installations vidéo et le jeu vidéo.
Aujourd’hui, quelle place occupe l’immersion dans ton travail ?
Theo Triantafyllidis : L’idée d’immersion est fondamentale dans mon approche. Que je crée un écran, une installation vidéo ou une sculpture, j’y pense autant que lorsque je travaille avec la réalité virtuelle. À chaque projet, j’aspire à créer un environnement qui nous transporte ailleurs, dans lequel on peut se mouvoir, se regarder bouger, communiquer et réfléchir à ce qu’on a observé.
Ces dernières années, les arts immersifs ont convaincu des artistes issus de plusieurs disciplines – théâtre, cinéma, photographie, danse, etc. De ton côté, pour quelles raisons y es-tu venu ?
Theo Triantafyllidis : J’essaie de les approcher de toutes les directions et perspectives possibles. Cela dit, en tant que créateur, je crois qu’il faut être vigilant à ne pas répliquer des recettes. Ce qui marche dans un film ne s’applique pas à la VR – ce n’est pas la même grammaire. Avec Feral Metaverse j’envisage l’immersion de manière très générale, et pas forcément littérale. C’est une expérience sociale, dans la mesure où je crée un univers virtuel sans langue ou, du moins, sans manière directe de communiquer autre que de dessiner des choses sur le sable, d’émettre des cris étranges ou de laisser s’exprimer le langage du corps. Je vais d’ailleurs travailler avec des chorégraphes et des danseurs afin de développer cette dimension-là ; rendre possible la communication sans discuter.
« J’aimerais que Feral Metaverse soit un espace social libérateur qui propose d’autres relations que la vision du métavers d’un Mark Zuckerberg qui n’aspire qu’à une chose : en faire un gigantesque centre commercial. »
Tu évoquais plus tôt l’importance de l’interactivité en temps réel. Comment as-tu réussi à l’intégrer dans cette nouvelle œuvre ?
Theo Triantafyllidis : Feral Metaverse est pour l’instant un prototype de ce que j’ai en tête : à l’avenir, je souhaite que ce jeu incite le public à participer au processus créatif, je veux observer comment les gens réagissent et jouent avec. Ça ne m’intéresse pas de m’enfermer deux ans pour travailler sur un projet qui ne parlera plus à personne. Ces quatre prochains mois, je vais donc revenir dans cette même galerie à plusieurs reprises, observer, discuter avec les visiteurs et intégrer des mises à jour, m’adapter. C’est aussi l’occasion de révéler comment on crée un tel jeu. Le grand public connaît aujourd’hui les mécanismes de création avec une caméra grâce aux smartphones. Ce n’est pas le cas avec ce jeu, qui repose sur un dispositif très itératif.
Avant notre rencontre, j’ai eu l’occasion de jouer avec d’autres visiteurs. Des réactions très différentes se sont faites entendre, du genre : « tiens, de l’art où on doit participer ». Ou encore : « mais que faut-il faire, où suis-je, où vais-je ? ». À chaque fois, pourtant, le public semble jubiler.
Theo Triantafyllidis : C’était l’une de mes grandes interrogations avec ce projet : savoir dans quelle mesure on va créer un lieu social et ouvert à l’interprétation, quelque chose qui s’oppose en quelque sorte aux jeux plus traditionnels, où les objectifs sont souvent très clairs. Personnellement, j’aimerais arriver à quelque chose d’intermédiaire, permettre aux joueurs ayant envie de passer du temps ensemble, avec leurs amis ou des inconnus, de pouvoir le faire, satisfaire ceux qui ont besoin d’un objectif.
En un sens, je le constate déjà : avec Feral Metaverse, j’ai vu des visiteurs qui approchent le jeu d’un point de vue de gamer, d’autres qui adorent courir n’importe où avec leur avatar et crier, tout comme des visiteurs qui rechignent dans un premier temps à s’emparer de la manette. Pourtant, quelques minutes plus tard, ce sont les mêmes qui quittent l’attitude sérieuse d’un visiteur de galerie et se lâchent avec de parfaits inconnus. C’est marrant. J’ai l’impression que ça vient briser, ne serait-ce que le temps d’une expérience, le statut de la galerie comme lieu d’art. Ça la rend plus sociale.
Feral Metaverse n’est pas vraiment un jeu où on va apprendre une compétence ou devoir réussir une quête. L’intérêt primaire – littéralement – est de s’amuser. Aurait-on tort d’y voir une position politique contre le métavers plus productiviste, développé par les GAFAM ?
Theo Triantafyllidis : À vrai dire, j’ai de plus en plus de mal avec le mot « métavers »… Je vais d’ailleurs peut-être changer le nom de mon projet. J’aimerais que Feral Metaverse soit un espace social libérateur qui propose d’autres relations que la vision du métavers d’un Mark Zuckerberg qui n’aspire qu’à une chose : en faire un gigantesque centre commercial. Mais bon, c’est un sujet compliqué. Pour Feral Metaverse, je me suis beaucoup inspiré d’un jeu édité par Tale Of Tales, un studio indépendant : Endless Forest (le joueur y incarne un cerf, dans une forêt, il n’a aucun objectif et aucune possibilité de discuter avec les autres joueurs, ndlr). Il s’agissait vraiment d’un espace social en ligne, dont l’ambiance se distinguait radicalement de tout ce qu’il faisait alors. C’était un lieu calme et contemplatif.
En 2021, tu as participé à la première édition du Palais Augmenté avec une œuvre en réalité augmentée, Genius Loci. Que cherchais-tu à travers ce medium ? Est-ce que ce n’est pas un moyen pour toi de t’emparer d’un lieu, du monde même, pour en faire un terrain de jeu ?
Theo Triantafyllidis : (Il rit) Genius Loci a commencé par une réflexion sur l’espace qu’est le Grand Palais Éphémère. En architecture, il y a l’idée fondamentale que l’on doit interagir avec l’esprit d’un lieu. Autrement dit, on doit travailler avec son histoire, son contexte, son environnement, et ne pas simplement le considérer comme un lopin de terre. J’ai inversé cette idée et je l’ai traduite très littéralement. En fin de compte, Genius Loci est pensé comme l’esprit du Grand Palais éphémère.
Un peu comme dans Le Fantôme de l’Opéra ?
Theo Triantafyllidis : Oui, c’est ça. Comme l’esprit caché et protecteur du bâtiment. L’objectif, c’était aussi d’inciter les gens à regarder autour d’eux avec leur téléphone. Et aussi, encore une fois, d’interagir avec les autres visiteurs !
- Feral Metaverse de Theo Triantafyllidis, jusqu’au 02 septembre 2023, Galerie Nagel Draxler, Berlin.