Leurs installations immersives provoquent des réactions vives. Avec leurs métavers futuristes, elles sondent les limites de nos perceptions et de la place du corps dans ces espaces virtuels. Pour en savoir davantage, on a discuté avec une des artistes du collectif berlinois Keiken.
Elles sont trois : Tanya Cruz, Hana Omori et Isabel Ramos. Ensemble, elles forment le collectif Keiken (« expérience », en japonais) et conçoivent, à l’aide du gameplay, d’univers virtuels très développés et de la réalité étendue, une œuvre avant tout immersive et spéculative, mais également spirituelle. Depuis Berlin, elles sont convaincues du potentiel thérapeutique des arts immersifs, et semblent bien décidées à répandre la bonne parole.
Cet été, elles présentent ainsi plusieurs œuvres à travers l’Europe : Ángel Yōkai Atā à la Biennale d’Helsinki, ou Bet(a) Bodies au Centre Pompidou-Metz au sein de la brillante exposition Worldbuilding, jeux vidéo et art à l’ère digital.Avec Issy (Isabel Ramos), nous avons parlé immersion, expérience cathartique et place du corps dans les arts immersifs.
Que cherchez-vous à transmettre à travers vos installations ? Des futurs désirables ?
Issy : Plus que l’utopie, je crois que c’est la protopie qui nous intéresse (l’idée d’un progrès qui évolue de manière incrémentale, ndlr). La dystopie n’est pas toujours constructive et l’utopie, pas réaliste. La protopie est bien plus intéressante. Contrairement à l’utopie qui vise un monde parfait, elle aspire simplement à mieux. Les univers que nous créons relèvent de ça. C’est très compliqué d’imaginer des réalités radicalement différentes des nôtres. Alors certes, nos mondes sont un peu cosmiques, non-binaires, plutôt féminins, mais ils sont surtout multi-dimensionnels. On est assez proches des travaux de Donald Hoffman, un expert en sciences cognitives qui interroge la conscience et l’impact de l’expérience sur la manière dont nous percevons et construisons la réalité. Et si on pouvait révéler l’invisible ?
Justement, dans Morphogenic Angels – qui est un jeu vidéo –, vous questionnez la façon dont nous percevrons la réalité dans mille ans.
Oui, dans cette œuvre, on imagine un futur où les humains auront été remodelés biologiquement par les sciences, d’après les travaux du biologiste de synthèse Michaël Levin. La conscience et la perception de ces humains sont différentes des nôtres. Leurs capacités cognitives sont augmentées. Par exemple, on imagine que lorsqu’ils se rencontrent, nos personnages se reniflent ou se perçoivent de très loin. Un peu comme les chats. Ils ne parlent pas la même langue, mais ont un langage commun. On veut projeter les gens dans une perception post-humaine, née de la fusion avec d’autres espèces. Un de nos personnages est par exemple en partie humain, pieuvre et anguille. La pieuvre a des capacités cognitives hors du commun, vous savez.
Dans l’installation Bet(a) Bodies, le visiteur pose une sphère lumineuse – un utérus haptique – sur son ventre. L’idée était-elle de faire ressentir l’expérience de la grossesse ?
Cette installation a pour origine une performance qu’on avait faite en 2017 avec des utérus en silicone. On a été étonnées de voir les réactions des gens. Peu importe leur âge ou leur expression de genre, ils ont tous eu une réaction très physique et viscérale à la pose de ces ventres enceints en silicone. C’est une matière qui évoque fortement la chair humaine. Une de nos amies a même eu une expérience cathartique : elle s’est souvenue du sentiment d’être dans le ventre de sa mère. On était toutes un peu choquées.
Quelques années plus tard, quand on a vu les capacités des technologies haptiques (les supports diffusant des vibrations), on s’est dit que ce serait génial de les mettre au service de cette installation. Si du silicone était capable de provoquer de telles réactions, à quoi s’attendre si on y ajoute des vibrations et des bruits d’animaux ? (Le collectif a intégré à l’installation les sons qu’émettent les animaux qui communiquent par vibrations, types les dauphins, les chauves-souris ou les grenouilles, ndlr). On s’est rendu compte du potentiel thérapeutique que peuvent avoir ces technologies. Vous ressentez à la fois le poids du silicone, et les vibrations engendrent comme une pression sur le ventre. Elles activent l’estomac. C’est dire si l’utérus est une technologie naturelle incroyable.
Vous faisiez allusion aux réactions des spectateurs. Sauriez-vous les déterminer ?
On a remarqué trois types de réaction parmi nos visiteurs. Certains déclarent se sentir « centrés » ; l’expérience les apaise. D’autres, nous ont dit que même s’ils trouvent l’expérience inconfortable, ils se sentent en sécurité, comme dans un safe space. Un des visiteurs nous a même dit qu’il aurait aimé avoir un tel objet à l’hôpital. Et enfin, d’autres ont des visions et se projettent très loin, un peu comme s’ils méditaient. On aimerait voir davantage de technologies organiques se développer pour approfondir les expériences immersives. Lorsque vous jouez à un jeu vidéo ou que vous entrez dans une expérience en réalité virtuelle, votre corps est souvent oublié. On doit créer des installations qui l’embarquent.
Est-ce que ça signifie que le corps des visiteurs fait partie de vos installations ou performances ?
D’une certaine manière, oui. Dans la pratique, certaines œuvres sont plus ou moins interactives. Mais dans le cas de Bet(a) Bodies, par exemple, on a conçu une pièce qui favorise le jeu. On doit se pencher, s’allonger confortablement sur des dômes en silicone pour entrer dans l’expérience. Même les gens qui ne sont pas particulièrement intéressés par l’expérience peuvent apprécier son confort.
Pour une performance à Berlin, on a collaboré avec quelques artistes qui incarnaient des personnages de notre univers. Le public pouvait interagir avec nous et elles. C’était hyper interactif. Les gens étaient vraiment dedans. Et à un moment, c’est devenu si chaotique qu’un gars a commencé à se désaper, il en avait oublié ses limites. Bien sûr, on lui a demandé de se rhabiller. Mais oui, les gens éprouvent physiquement les expériences qu’on conçoit.