Déployée entre le CENTQUATRE-Paris et vingt institutions franciliennes, la 5ème édition de la Biennale Némo questionne via sa thématique (« Je est un autre ») la notion d’identité, dont les contours ne cessent de bouger à l’ère du numérique. Rimbaud avait-il raison ?
Catfishing, avatars, IA… Il suffit de se balader un peu sur son ordinateur pour se rendre compte que « Je » peux vite être « un autre ». Si le concept est né dans les mots de Rimbaud, il prend aujourd’hui un tout autre sens lorsque les artistes s’emparent de la vingtaine de lieux franciliens prêts à les accueillir dans le cadre de la 5ème édition de la Biennale Némo. Un déploiement XXL au centre névralgique pourtant bien défini : le CENTQUATRE, centre culturel hybride du 19ème arrondissement parisien.
Il faut dire que les anciennes pompes funèbres de la capitale ont une énergie toute particulière, qui ne peut qu’encourager toutes formes de créativité. Danseurs extatiques, comédiens passionnés, plasticiens inspirés… Tout ce beau monde se rejoint dans une cacophonie unique, où le temps ne semble plus répondre aux mêmes lois. Quel meilleur endroit, dès lors, pour questionner l’identité et expérimenter de nouvelles manières de penser et de créer ?
Produire de nouveaux discours
« Partir du futur pour remonter vers le passé, en s’arrêtant sur le présent ». C’est par ces mots que Gilles Alvarez, directeur artistique de la manifestation, définit la mission de Némo. Un voyage dans le temps ponctué par trois étapes : « Demain est déjà écrit », « Archéologie du temps présent » et « Comment en est-on arrivé là ? », où s’enchaînent pas moins de 8 expositions, 24 spectacles et un cycle « arts & sciences » autour de l’œuvre du cinéaste Christopher Nolan.
Si, depuis 2015, la Biennale Némo a pris la bonne habitude de rythmer les fins d’années des amateurs d’art numérique, cette édition a une saveur tout à fait particulière. La faute, peut-être, à la démocratisation fulgurante des pratiques liées aux outils digitaux et à l’avènement récent de l’IA. « Le numérique est devenu un art lorsqu’il a commencé à générer ses propres formes de narration, de représentation, qui ne peuvent exister qu’à travers lui », confie Gilles Alvarez à nos confrères de Télérama. « Cela ne veut pas dire que l’homme n’intervient pas, mais que quelque chose lui échappe. Où commence et où finit l’œuvre d’art ? L’intelligence artificielle pose la question de manière encore plus criante. »
Au sein de notre ère post-covid, où la science est entrée de plein fouet dans nos foyers, l’art fusionne de plus en plus avec ce champ, apparaissant comme le médiateur idéal pour permettre au commun des mortels de se familiariser avec de nouvelles pratiques desquelles il peut se sentir tenu à distance au sein de son quotidien. C’est là toute la noblesse de Némo, toute la beauté de son postulat de départ : s’appuyer sur le regard aiguisé d’artistes avant-coureurs afin de faire état de la société actuelle. Une société au sein de laquelle flirtent machines et humains, nous incitant à questionner deux notions : celle de l’identité, ou plutôt de l’essence humaine (et, plus précisément encore, notre « essence individuelle »), et celle de notre rapport aux robots et aux IA.
Man VS Machine
La déambulation débute avec Ataraxie, une œuvre de Maxime Houot faite de rangées de lasers remplissant l’espace de faisceaux de lumière rouge, et explorant le vide de l’inconnu pour questionner nos façons de vivre. Même entourés de dizaines d’autres spectateurs, c’est seul que l’on expérimente l’immersion, de façon presque thérapeutique. Les yeux encore habitués à l’obscurité, on retourne dans la cour et l’on se plante, hypnotisé, devant Avant la nuit dernière, œuvre cinétique monumentale de Christian Rizzo, avant de réfléchir à sa propre individualité et son rapport à la technologie devant le troupeau de moutons-téléphones de Jean-Luc Cornec (TribuT). Cette fois, c’est certain, nous sommes dans le bain. L’expérience Némo peut commencer.
Première étape du parcours, « Demain est déjà écrit » nous plonge dans un futur plus ou moins dystopique, où trois œuvres explorent ce drôle de rapport que l’homme entretient avec la science. Un titre généré par ChatGPT qui suggère, selon l’IA, que « le destin est prédéterminé, quels que soient les choix et les actions dans le présent ». Pas bien optimiste le chatbot… C’est toutefois avec un réel enthousiasme que l’on y retrouve une création inédite de Fabien Léaustic (Sève élémentaire) nous immergeant dans un laboratoire où les spectateurs sont libres de livrer leur ADN et de créer des hybrides à partir de matériaux génétiques d’autres individus, de végétaux ou d’animaux, tandis qu’une autre installation – I.C.U. (Intensive Care Unit) – traite du tourisme spatial via un hôpital pour robots à travers lequel l’artiste québécois Bill Vorn met en scène l’aliénation par l’appropriation artistique des technologies de la robotique.
Plus loin, « Archéologie du temps présent » se penche sur la fascination qu’exerce la technologie sur l’homme… pour le meilleur, et pour le pire. Réseaux sociaux, jeux vidéo mais aussi métavers, deepfake ou IA sont décortiqués au travers des sept œuvres composant cette partie. Quand Robbie Cooper nous montre des visages d’adolescents complètement hypnotisés par leurs jeux vidéo selon un traitement presque préraphaélite (Immersion), Cristina Galàn nous plonge avec PAUL dans une sorte de Truman Show géant, dénonçant au passage une société où la productivité et l’apparence prennent le pas sur la substance. Autre coup de coeur, Lifer Heritage du quatuor Montaine Jean, Clare Poolman, Jeanne Rocher et Etta Marthe Wunsch, qui s’intéresse aux sorts des avatars virtuels du jeu emblématique du début du millénaire, Second Life, et se demande ce que sont devenus ces penchants digitaux dont plus personne ne s’occupe.
Enfin, l’exposition se conclut sur « Comment en est-on arrivé là ? », une sorte de retour en arrière, qui nous invite à replonger dans le passé pour comprendre le futur et, surtout, le présent. Ainsi, l’on repense aux mots soufflés par Gilles Alvarez lors du lancement de cette nouvelle édition, et l’on se dit que les frontières temporelles sont bel et bien poreuses. La boucle est bouclée.