Alexa, OkCupid, mère porteuse… Les étranges expériences de Lauren Lee McCarthy

Alexa, OkCupid, mère porteuse… Les étranges expériences de Lauren Lee McCarthy
“I heard TALKING IS DANGEROUS” ©Lauren Lee McCarthy

Et si Alexa ou Siri n’étaient pas guidées par une intelligence artificielle mais par un être humain, quelle serait votre réaction ? Dans cette logique d’inversion des rôles, Lauren Lee McCarthy fait surgir l’humain là où l’on ne l’attend pas et soulève des questions sur notre intimité à l’heure du numérique. À Nantes, le Lieu Unique présente jusqu’au 8 septembre, Que puis-je pour vous ?, une exposition qui regroupe plusieurs installations et vidéos des performances de l’artiste californienne encore peu connue dans l’Hexagone. 

Installées dans un espace monumental de près de 1 000m2, une quinzaine d’œuvres, installations et vidéos, sont présentées au public. La scénographie, aux airs de grandes surfaces d’ameublement à la fois intime et impersonnelle, amplifie l’esthétique du travail de Lauren Lee McCarthy, qui profite de cet espace pour mettre en scène des situations domestiques, a priori banales mais qui interrogent brillamment l’incidence du numérique dans l’espace intime. « Les sociétés contemporaines vouent une place énorme aux technologies, y compris dans l’objectif de remplacer l’humain, explique Thierry Fournier artiste et commissaire de cette première exposition personnelle en France. Lauren Lee McCarthy adopte une approche radicalement différente : elle se met littéralement à la place de ces technologies. De cette manière, elle pose des questions critiques sur leur rôle et nos attentes. »

Jeune femme se tenant devant un écran chargé de capter ses émotions.
The Changing Room ©Lauren Lee McCarthy

Que puis-je pour vous ? s’ouvre par une première installation, The Changing Room (2017). « C’est un jeu de mot qui peut signifier à la fois “le vestiaire” et “la pièce qui se transforme”, commente avec malice Thierry Fournier. En fonction des émotions que le visiteur décide de partager, l’installation réagit et l’espace se modifie : images, sons, couleurs. » Cette œuvre est à l’image du phénomène des react videos – illustration de l’effacement des frontières entre l’intimité des émotions vécues et leur partage au plus grand nombre -, et interroge notre dépendance à la technique. L’exposition se poursuit ensuite sur deux séries phares de l’artiste. « À partir d’une proposition donnée – par exemple se mettre à la place des assistants personnels – Lauren Lee McCarthy la décline à travers différentes situations qui deviennent des performances filmées et souvent plusieurs vidéos, ce qui lui permet de faire résonner son propos de plusieurs manières », poursuit Thierry Fournier. 

Deux personnes filmées par le portable de Lauren Lee McCarthy en train de partager un rendez-vous amoureux.
Social Turkers ©Lauren Lee McCarthy

Une expérience de la déconnexion

La première série, Muted, aborde les thèmes de la déconnexion, de nos rapports sociaux et de la présence humaine. Dans Social Turkers (2013), Lauren Lee McCarthy interroge plus précisément la mécanique des relations sociales et amoureuses au sein d’un système numérisé : l’artiste californienne y utilise son téléphone pour filmer et diffuser en direct sur Internet ses rendez-vous avec des personnes approchées sur OKCupid. De l’autre côté de l’écran, des inconnus, employés par Amazon Mechanical Turk, suivent à distance les échanges, analysent et interprètent ce qui se passe. Leur mission ? Lui indiquer par SMS ce qu’elle doit dire et faire. Ces « travailleurs du clic » sont ici rémunérés par l’artiste pour effectuer cette tâche. Détournant le service proposé par Amazon, Lauren Lee McCarthy replace ici l’individu au cœur d’un système de production qui, plutôt que l’invisibiliser, le rend acteur de la performance.

Cet intérêt pour le détournement, on le retrouve également dans deux autres œuvres. Tout d’abord, I heard TALKING IS DANGEROUS (2020) où l’artiste part, durant la pandémie de Covid-19, à la rencontre de ses voisins, se présentant sur le pas de leur porte, masquée, à distance raisonnable. Elle délivre alors un monologue textuel à travers l’écran de son téléphone qui invite toute personne souhaitant poursuivre la conversation à se connecter à une URL. Il y a ensuite Sleepover (2020) où, toujours pendant la pandémie, Lauren Lee McCarthy s’invite à dormir le temps d’une nuit chez ses amis, à l’extérieur, sur leur pelouse, sans s’approcher et n’interagissant avec eux que par SMS.

Quatre spectateurs réunis devant des ordinateurs pour dialoguer avec les locataires des maisons observées.
SOMEONE ©Lauren Lee McCarthy

Technologies de contrôle et de soin ? 

Avec sa série LAUREN, Lauren Lee McCarthy prend cette fois directement la place des assistants vocaux pour aborder les thèmes du contrôle et de soin. En s’inspirant d’Alexa, l’assistant domestique artificiel proposé par Amazon, l’Américaine imagine SOMEONE (2019), sa déclinaison humaine. Pour cette incroyable expérience, récompensée d’un Golden Nica à Ars Electronica (2020), l’artiste convie plusieurs foyers. Quatre maisons, dans différentes villes des États-Unis, sont ainsi équipées de caméras, microphones, lumières et autres appareils connectés. Les occupants, de la même façon qu’ils interpelleraient un assistant domotique, sont invités à solliciter « someone » (quelqu’un). En parallèle, Lauren Lee McCarthy installe un poste de contrôle dans une galerie d’art new-yorkaise, proposant aux visiteurs de prendre part au projet. Le public peut alors s’installer devant un ordinateur, suivre le quotidien des quatre maisons, interagir avec les locataires (envoi de messages spontanés, diffusion d’une playlist musicale au réveil…) et même prendre le contrôle à distance d’appareils connectés. Avec une intelligence artificielle omniprésente dans nos quotidiens, Lauren Lee McCarthy pose une question simple et frontale : l’intelligence humaine a-t-elle encore quelque chose à offrir ? 

Pensé selon un dispositif similaire, LAUREN (2019) va plus loin encore en cherchant à être plus performante qu’une IA. Quelle est la plus-value de l’humain dans une société automatisée ? Une question que l’artiste, dans I.A. Suzie, contextualise au bien-être à domicile des personnes âgées. Pour ces personnes, les systèmes d’intelligence artificielle jouent un rôle à part entière au quotidien. Lauren Lee McCarthy incarne durant toute une semaine un assistant de vie virtuel qui intervient à distance dans la maison de Mary Ann, femme de 80 ans. « Alexa ou Siri sont vendus comme des dispositifs intelligents qui permettraient de prendre soin de nous : le fait de les remplacer par un humain pose la question du soin et de nos attentes, mais aussi de l’exploitation humaine sur laquelle reposent ces technologies », commente Thierry Founier. Avant de conclure : « Lauren Lee McCarthy soulève ces questions qui sont rarement posées ».

Mary Ann, 80 ans, assise face à son ordinateur, dans sa chambre.
I.A. SUZIE ©Lauren Lee McCarthy

Soulever des questionnements politiques

Enfin exposée sous la forme d’une grande installation, Surrogate (2021) raconte l’épopée de Lauren Lee McCarthy dans une situation fictive de mère porteuse. Elle propose à des personnes ayant le souhait de devenir parents de suivre une grossesse fictive – de la conception du bébé à l’accouchement – en ayant la possibilité de prendre le contrôle total de son corps. Pour cela, elle a notamment développé Surrogate App, une application leur permettant d’accompagner l’évolution de la grossesse en faisant valoir leurs choix liés au bien-être et au bon développement du bébé. « Ce travail soulève aussi des enjeux politiques. Quelles sont nos attentes envers une mère porteuse ? Comment la société contrôle le corps des femmes ?, s’interroge Thierry Fournier. Et d’ajouter : « En se mettant à la place du contrôle, elle en interroge les enjeux. » À la fin de l’exposition, une pensée reste en tête : Que puis-je pour vous ? Une question un brin rhétorique mais essentielle pour nous rappeler de quoi nos relations sociales sont faites.  

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