Art numérique : les artistes arabes demandent voix au chapitre

Art numérique : les artistes arabes demandent voix au chapitre
Skyseeef, Série Culture is the waves of the future, 2024, photographie © Skyseeef

À l’occasion de l’exposition Arabofuturs actuellement présentée à l’Institut du Monde Arabe, reportage auprès des artistes numériques venant du Maghreb, du Proche et Moyen-Orient ou des différentes diasporas, qui, tous et toutes, entendent avoir leur rond de serviette à la table de la grande Histoire de l’art.

À la question « Dirais-tu que l’espace médiatique/artistique est favorable aux artistes maghrébins ou issus des diasporas ? », l’artiste multimédia actuellement exposée à l’IMA Sara Sadik nous répond très franchement : « Non ». Sans développer, ni nuancer. Pourquoi le ferait-elle après tout ? Dans un entretien accordé à l’AFP, l’historienne de l’art britannique Katy Hessel, s’appuyant sur une étude réalisée en 2019 par la Public Library of Science, rappelle effectivement que « 87 % des œuvres abritées par les 18 plus grands musées des États-Unis ont été réalisées par des hommes dont 85 % blancs ». Si les artistes racisés sont majoritairement invisibilisés des espaces muséaux, les artistes arabes, eux, sont quasiment inexistants. 

Pourtant, les scènes maghrébines, libanaises ou syriennes regorgent d’artistes aussi inspirés qu’innovants, des esthètes qui, heureusement, bénéficient d’un soutien plus conséquent de la part des musées parisiens. Alors que le Musée d’Art Moderne célèbre les artistes du XXe siècle ayant pavé la route de la jeune génération, l’Institut du Monde Arabe, via l’exposition Arabofuturs, met en lumière le monde qui advient, la vision du futur ces nouvelles voix des arts visuels. « C’est résolument vers le futur que les jeunesses arabes se tournent. Immense source de rêves, cette nouvelle génération d’artistes crée et transforme, portant par la force de leurs idées le monde de demain », se réjouit Jack Lang, Président de l’Institut du monde arabe. En parallèle de la Nahda entamée depuis les années 1950 (comprenez, « renaissance »), les artistes arabes, amazighs ou maghrébins se réapproprient les espaces muséaux occidentaux où ils explorent des questions on ne peut plus actuelles : écologie, identité, genre, décolonisation… Il est grand temps d’écouter ce que ces nouveaux créateurs ont à nous dire !

Sara Sadik, 2ZDZ, 2019, Vidéo HD, couleur, son ©Sara Sadik

Créer de nouveaux récits

L’identité, justement, parlons-en. Difficile de réunir tous ces artistes sous une seule et même bannière tant leurs origines sont diverses. Certains viennent d’Afrique du Nord, d’autres du Moyen-Orient. Certains ont émigré en Hexagone, d’autres n’ont connu qu’elle. C’est notamment le cas de Sara Sadik. Née en 1994 à Bordeaux et basée à Marseille, elle s’inspire de son identité de femme d’origine maghrébine en France pour ses travaux vidéo et 3D. « Quand j’ai commencé, je travaillais uniquement sur la culture des Français d’origine maghrébine, la mienne, relate-t-elle. Le terme “beurcore” est un terme que j’ai imaginé pour décrire mon travail quand j’étais encore en école d’art. J’avais du mal à en parler sans devoir faire des phrases à rallonge en rabâchant des expressions genre « quartiers populaires », « immigration », « banlieue »… Je n’avais pas envie que des personnes qui parlent de mon travail utilisent ces termes-là, parce qu’ils sont très souvent mal et trop utilisés. »

SaraSadik
« J’utilise ma place en tant qu’artiste et mon travail pour garder une trace de ces histoires, de cette culture de ces hommes qui n’existent pas ou très peu, malheureusement, dans notre monde réel. »

Si elle avoue ne plus trop utiliser aujourd’hui l’expression « beurcore » car son « travail s’est élargi aux Français non- blancs en général », l’artiste insiste sur la nécessité de construire des récits réalistes, qui rassemblent et ressemblent à ceux qui les produisent. « Me tourner vers le numérique était un choix assez logique. Que ce soit la vidéo ou la 3D, ce sont des techniques que j’ai pu apprendre toute seule grâce à des tutos, sans avoir de réelles connaissances à la base. J’avais besoin de raconter des histoires, des histoires de fiction et la vidéo était le meilleur moyen pour moi de leur donner vie. Je trouve que c’est un médium riche qui me permet de travailler sur plusieurs niveaux que ce soit l’image, le texte, la musique, l’architecture…(…) J’utilise ma place en tant qu’artiste et mon travail pour garder une trace de ces histoires, de cette culture de ces hommes qui n’existent pas ou très peu, malheureusement, dans notre monde réel. Pour moi le rap français constitue l’un des espaces permettant d’ancrer ces histoires dans l’Histoire. Mais ça ne suffit pas. »

Un désir de réappropriation de son identité que l’on retrouve notamment chez les artistes palestiniens, comme le rappelle Marion Slitine, spécialiste de l’art contemporain palestinien dans sa tribune « Gaza : quand l’art remplace les armes » publiée dans la revue Moyen-Orient : « La peinture, la vidéo, la photo, surtout digitale, fabriquent de nouveaux récits alternatifs qui humanisent les Palestiniens, les sortent de l’invisibilité et des stéréotypes “victimes-héros-terroristes »

Mounir, Ayache  episode 0: the leap of faith of Hassan al Wazzan,also known as Leo Africanus, 2023. Installation multimédia, sculptures 3D, tirages numériques ©Mounir Ayache

Décoloniser l’avenir

Pour se réapproprier tout cet imaginaire lié à la population arabe, et donc se débarrasser des multiples stéréotypes qui vont avec, l’artiste franco-marocain Mounir Ayache, lui, regarde vers le passé. Son installation composée de sculptures 3D, de tirages numériques et d’un jeu vidéo episode 0 : the leap of faith of Hassan al Wazzan, also known as Leo Africanus (2023-2024) s’intéresse à la figure de Hassan al-Wazzan (connu sous le nom de Léon l’Africain) et utilise ce qu’il nomme la « SF orientale », une sorte de caricature étudiée des représentations de l’Etranger dans les fictions occidentales. « L’idée est de faire communiquer le monde réel avec de nouvelles technologies pour arriver à créer des objets et des dispositifs qui me permettent d’exposer ce concept de science-fiction arabe, explique le pensionnaire de la Villa Médicis. Léon l’Africain, Hassan al-Wazzan, est un visiteur qui a traversé l’Afrique et, après plein de péripéties, s’est retrouvé baptisé par le pape Léon de Médicis, qui lui a commandé un ouvrage qui a servi à décrire l’Afrique pour toute l’Europe pendant plusieurs siècles. (…) Le but de ce travail est de prendre ce personnage et d’en faire un superhéros, un peu à la Marvel »

MounirAyache
« L’idée est de faire communiquer le monde réel avec de nouvelles technologies pour arriver à créer des objets et des dispositifs qui me permettent d’exposer ce concept de science-fiction arabe »

Un super héros arabe ? Avec la sortie récente de Miss Marvel mettant en scène la jeune Kamala Khan, d’origine pakistanaise et de confession musulmane, l’idée semble définitivement plus que germer dans l’esprit commun. L’artiste marocain Youssef Oubahou, aka Skyseeef, est lui aussi fan de science-fiction, mais s’intéresse plus particulièrement au désert, autrefois fantasmé par les artistes européens (Jean Dubuffet en tête de file), puis essentialisé dans la culture populaire. « Le désert joue un rôle essentiel dans ces projections futuristes, confie-t-il à Society pour parler de sa série Culture Is The Waves Of The Future. Il est souvent représenté comme un lieu de vastes possibilités et de mystère, où la technologie moderne rencontre la nature sauvage et inhospitalière. Cette combinaison crée un potentiel narratif riche pour explorer des thèmes tels que l’adaptation à des environnements extrêmes, la préservation de la tradition dans un monde en mutation et à la recherche de nouvelles frontières de la connaissance et de l’exploration », En faisant léviter des vieilles voitures des années 1970, il renoue ainsi avec ce vieux fantasme de la voiture volante et propose, en sous-texte, une vision libre et sans frontière, décolonisée dirons-nous même, des identités marocaines. Du tapis volant à la bagnole.

Ayham Jabr, Damascus Under Siege, 2016, collage numérique ©Ayham Jabr

Mémoire numérique

Cette inspiration SF se retrouve également dans le travail d’Ayham Jabr qui fusionne des images réelles de la ville de Damas assiégée à des créations futuristes piochées sur Internet. Le résultat, digne de la Guerre des Mondes de H.G Wells, met en exergue l’inhumanité des hommes dans les zones de guerre, qu’il s’agisse de la Syrie ou de Gaza. Toujours pour Society, l’artiste 3D se désole : « La situation actuelle en Syrie, c’est de la schizophrénie, entre l’inhumanité de l’Occident et les sanctions unilatérales sur mon pays, le déficit administratif officiel et la disparition du système de soutien gouvernemental aux couches pauvres de la société. » Son crédo ? S’inspirer des pires dystopies pour alerter sur les actes les plus sombres menés en territoires arabe. « Après tout ce que nous avons vu pendant la guerre, n’importe quel tueur est un être extraterrestre ». 

Dans ce contexte, le numérique ne serait-il pas une façon de « sauvegarder » ce que les bombes détruisent ? Initié par le collectif Hawaf, le Musée Sahab (ou « Musée des nuages », évoqué dans notre newsletter éditoriale #11) s’inscrit dans cette démarche et porte aujourd’hui en lui les mêmes promesses. Pensé pour réunir dans un même espace des créateurs palestiniens, toutes disciplines artistiques confondues, ce musée virtuel présente des œuvres d’art digitales accessibles sur une plateforme numérique. En s’appuyant sur la réalité virtuelle, le métavers et le numérique, le musée devient accessible aux publics de Palestine, mais aussi du monde entier, désormais en capacité d’accéder au patrimoine, à l’identité et à la culture de Gaza, sans la réduire aux conflits. Pour Sara Sadik, cette notion de mémoire liée au numérique est essentielle. « C’est important pour moi qu’on ne soit pas oubliés dans le futur, et surtout que ce qui reste de nous soit fidèle à notre réalité. » Convaincue, elle conclut : « Je pense que l’on doit passer par des techniques comme les mondes virtuels pour pouvoir le faire, parce que c’est quelque chose qu’on ne peut pas nous enlever. »

  • Arabofuturs, jusqu’au 27.10, Institut du Monde Arabe, Paris.
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