Que signifie être une artiste-mère ? Ou d’être simplement une artiste-femme ? En parallèle à une actualité personnelle chargée, Caroline Schattling Villeval nous parle de son rapport à la création, aux notions de genre et à la maternité, sujets qu’elle exploite à travers mille et un supports, de la sculpture à l’installation sonore en passant par l’écriture et l’art numérique.
Alors encore étudiante aux Beaux-Arts de Genève, l’artiste Caroline Schattling Villeval tombe enceinte. Une malédiction pour une grande partie de son entourage qui voit déjà sa carrière, à peine commencée, s’arrêter à l’arrivée d’un enfant. Depuis, la Suissesse, 29 ans, a obtenu un Master en arts visuels à la HEAD en 2021 et ne cesse de déployer un univers irréel, comme tiré d’un rêve où couleurs pastels et plantes forment un cocon – le monde idéal, en somme, pour faire évoluer ses personnages en quête d’émancipation.
Intéressée depuis plusieurs années par la place de la parentalité dans le monde du travail, et plus précisément encore par le double rôle mère/artiste, Caroline Schattling Villeval n’hésite pas à puiser dans sa propre intimité pour nourrir son travail. En témoigne No kids, more coke ! ou Inhale The Peace, deux projets traversés par diverses réflexions personnelles qu’elle consent aujourd’hui à expliquer davantage.
Il est difficile de te définir. Tu es à la fois sculptrice, plasticienne, performeuse, écrivaine et artiste numérique. On peut parler d’artiste multimédia, mais là encore, ce serait presque trop englobant… Comment est-ce que tu te définirais ?
Caroline Schattling Villeval : Je qualifierais plutôt ma pratique par le prisme de la narration, dans le sens où c’est souvent l’histoire qui prend le dessus sur le matériau ou la technique choisie. Chaque idée, chaque pensée doit et peut avoir sa propre forme et son propre langage. Je n’ai donc pas envie de m’enfermer dans une définition précise, je préfère à cela décortiquer les choses et penser par couches. Dans mon travail, chaque couche raconte quelque chose et s’exprime par une technique ou un médium différent.
Justement, parmi toutes ces pratiques, tu utilises la vidéo et le son afin de créer des installations que l’on peut qualifier d’immersives, au sein desquelles tu fragmentes également des éléments plastiques plus indépendants. Tes différentes pratiques existent-elles comme un tout, ou comme des entités à appréhender individuellement ?
Caroline Schattling Villeval : Pour tout dire, je me concentre généralement sur une pièce, qui est souvent celle qui me demandera le plus de travail ou de réflexion en termes de connaissances techniques, celle qui est censée cristalliser l’idée initiale du projet. Les pièces qui entourent ce premier élément s’ajoutent ensuite de manière plus fluide, à l’image de la pièce sonore diffusée dans le cadre de mon exposition StéréoMimicry. Pour les besoins de celle-ci, j’ai passé beaucoup de temps à concevoir les sculptures présentées, et c’est un travail que j’aimerais continuer à explorer.
Tout à l’heure, tu disais à juste titre que j’étais performeuse. Je n’ai jamais performé, mais les voix, les personnages présentés dans mes installations sont effectivement des formes de performeurs.euses. J’imagine ces éléments comme des personnages, des sculptures qui s’exprimeraient sur ce qu’elles représentent. J’aime penser que l’installation existe dans sa forme initiale, telle que pensée pour l’exposition. Mais il est aussi important qu’elle puisse ensuite évoluer seule. C’est d’ailleurs pour cela que certaines de mes pièces sonores ont par la suite été diffusées sur des plateformes ou gravées sur des vinyles. C’est là l’occasion de voir qu’elles ont autant de crédit que lorsqu’elles sont jouées à côté ou dans les œuvres.
Ton travail semble être très inspiré de ta vie personnelle. Tu es d’ailleurs récemment devenue mère, ce qui a soulevé chez toi de nombreuses questions sur la maternité à notre époque, ainsi que sur le féminisme. Comment ces questions se sont-elles matérialisées artistiquement ?
Caroline Schattling Villeval : J’ai connu ma première expérience de maternité en troisième année aux Beaux-Arts. Ça a été un chamboulement, pour moi, mais aussi pour les personnes qui m’entouraient et avec lesquelles j’évoluais. La maternité est une expérience à la fois personnelle et collective. Pourtant, mon premier réflexe a été de la cacher, quitte à passer mon diplôme en jogging, le ventre caché sous les pulls afin de garder le mérite du travail accompli pour moi seule. Les premières pièces qui ont suivi la naissance de ma fille ne parlaient pas directement de maternité, mais je m’intéressais déjà aux notions de choix et de destinées. La maternité a été l’un des premiers choix que j’ai eu à faire, mais je la vivais plutôt comme un non-choix, une chose à la fois belle et dramatique que je me devais de vivre avec mon conjoint. Je pense que ce sentiment venait également des regards extérieurs, peu rassurés pour ma carrière que l’on disait déjà morte dans l’œuf.
Comme l’arrivée d’un enfant demande beaucoup de temps, de même que les études que je poursuivais ou les projets que je menais, j’ai commencé à comprendre que l’énergie investie dans cette expérience personnelle et collective avait tout autant de valeur que la tonne d’autres sujets qui auraient pu m’intéresser, mais pour lesquels je n’avais plus le temps nécessaire.
« J’aime penser que l’installation existe dans sa forme initiale, telle que pensée pour l’exposition. Mais il est aussi important qu’elle puisse ensuite évoluer seule. »
Te souviens-tu de la première fois où tu as directement fais référence à ta grossesse dans ton travail ?
Caroline Schattling Villeval : Le premier texte écrit est arrivé lors d’une exposition personnelle dans un espace appelé Lokal-Int à Bienne. Mon conjoint m’avait proposé d’y présenter quelque chose. Est alors venue cette chanson, A Happy Narrative Song. Le titre de l’exposition était Being fucked. Il s’agissait plus ou moins d’un vomi de pensées accumulées durant les mois précédents, et sa réception n’a pas forcément été évidente pour mon entourage proche… Elle a cependant été un élément déclencheur. Là encore, il ne reste de ce travail que ces photos dans lesquelles on voit des fleurs en textile suspendues au mur, sans avoir conscience qu’une telle chanson était diffusée au même moment dans l’espace d’exposition. Au fond, c’est peut-être une manière de me protéger, de garder ce crachat pour moi.
Ton œuvre manifeste No kids, more coke ! s’intéresse à la virtualisation de la grossesse, notamment à travers les applications de suivi de grossesse qui, pour reprendre tes mots, « transforment le fœtus en avatar ». Peux-tu nous parler de ton livre et des sculptures sonores qui en découlent ?
Caroline Schattling Villeval : J’étais alors enceinte de mon deuxième enfant, et le texte est venu naturellement, au moment où j’essayais d’écrire un texte pour le mémoire à rendre dans le cadre de la fin de mes études aux Beaux-Arts. Il s’agissait d’un texte sur la maternité et la gestion oppressive et hiérarchique du milieu médical. C’était une catastrophe, dans le sens où je m’enfonçais dans des propos parfois douteux, sans recul face à l’expérience que je traversais une nouvelle fois. Ces recherches m’ont cependant amenée vers les mouvements de self-help et ont ensuite nourri ma pratique d’une manière importante. No kids, more coke ! est donc un texte où je raconte l’expérience d’une maternité vécue au sein d’une école d’art : les liens sociaux sont réduits à peu de choses, les rencontres se font le plus souvent virtuellement, avec un faux ton enjoué, tandis que les élèves chantent une chanson en boucle, No kids, more coke !, un hymne appris par cœur.
« No kids, more coke! parle de la maternité comme une expérience hormonale, une sorte de shoot que l’on s’administrerait et qui nous permettrait d’atteindre des états inédits. »
La chanson et le livre parlent de la maternité, non pas comme une expérience de vie, mais plutôt comme une expérience hormonale, une sorte de shoot que l’on s’administrerait et qui nous permettrait d’atteindre des états inédits. Une transformation du corps également. À travers No kids, more coke ! , il y a donc l’envie de raconter une expérience vécue par tout un chacun, parents ou non, de parler du choix de la non-maternité comme d’une forme de maternité, de privilégier le terme de parentalité, dans le sens où il ne devrait pas être uniquement assigné aux personnes nées avec des organes sexuels féminins, et de transformer l’enfant, toujours absent ou déshumanisé, en avatar. Pour cela, je me suis beaucoup inspirée des applications de suivi de grossesse qui permettent de rencontrer son enfant in utero avec tout un tas d’explications sur son évolution. Dans No kids, more coke !, le bébé Simon est ainsi remplacé par un avatar maléfique.
Dans cette œuvre une grande place est également accordée aux fleurs…
Caroline Schattling Villeval : Elles sont comme des figures ancrées, enracinées. Elles sont là pour attirer l’œil du spectateur ou de la spectatrice qui, en s’approchant, entend la chanson No kids, more coke !. J’ai réalisé ces sculptures de façon très instinctive. Cela dit, une amie avec qui je discutais m’a fait remarquer que les fleurs sont en fait les organes génitaux des plantes. Je me suis alors intéressée au langage des plantes, à leur fonctionnement et à la manière dont elles peuvent changer d’apparence pour tromper ou piéger leurs ennemis.
Ce qui est intéressant dans ton traitement de la maternité, c’est que tu questionnes également la place laissée aux artistes-mères. Même si tu touches à beaucoup de supports, tu évolues aussi dans le cercle des arts numériques, souvent pensés comme masculins (l’informatique, la technologie, le codage, etc). Comment ce sujet se traduit-il dans ce domaine de création et comment est-il reçu ?
Caroline Schattling Villeval : L’informatique, la technologie et le codage sont en réalité plutôt des domaines initiés par les femmes. Elles en ont du moins toujours fait partie, et je pense que c’est plutôt l’histoire qui en a été retracée qui les a écartées. On peut penser à Ada Lovelace ou à Margaret Hamilton, même s’il y en a beaucoup d’autres. Dès lors, je n’ai pas l’impression d’être vraiment limitée par la question du genre… D’autant que la technologie m’intéresse avant tout pour son organigramme de fonctionnement, pyramidale, similaire à celui d’une société, avec ces tâches morcelées, réparties, qui partent systématiquement du haut vers le bas.
Pour l’artiste-mère, je ne sais pas encore clairement comment cela se traduit. Pour le moment, je me suis avant tout concentrée sur ces questions de hiérarchies, notamment dans la vidéo When a Frog Meets a Dog (2024), présentée récemment au Centre d’édition contemporaine à Genève. On y voit un chien, grand et imposant, entrer en collision avec une colonie de grenouilles. La vidéo tourne en boucle et j’ai voulu représenter deux formes possibles de pouvoir, de domination et de construction des corps : le corps composé de citoyen.nes et le corps dominant. Il s’agit aussi d’un schéma voué à se répéter sans fin, avec la construction puis la destruction de cette colonie.
« La technologie m’intéresse avant tout pour son organigramme de fonctionnement, pyramidale, similaire à celui d’une société. »
Tu ne parles pas uniquement de toi en tant que mère-artiste, mais aussi en tant que femme, avec tout ce que ça implique, notamment le harcèlement que tu as pu subir en ligne. Tu rapproches ces messages des rats dans tes œuvres Inhale The Peace, Dear Mian, What We Play iI Life et Prat Rat, toutes réalisées en 2019. Peux-tu nous en parler ?
Caroline Schattling Villeval : 2019 aura été une année pleine de surprises virtuelles pour moi ! Je préparais une exposition et j’essayais d’écrire des textes pour les mettre en espace. Je n’avançais pas beaucoup et je me suis rendue compte qu’un certain nombre de personnes m’abordaient sur les réseaux, allant des discussions insipides aux dick-pics… Un peu comme mon rapport à la maternité, je me suis alors laissée porter par le quotidien, le laissant pénétrer mes projets. Dear Mian est le nom de la pièce dédiée à Mian, une personne qui m’envoyait régulièrement des messages : des petites phrases, des poèmes ou des citations systématiquement publiées sur mon mur Facebook. Je lui ai donc parlé de mon projet, en lui demandant s’il ne voulait pas écrire quelque chose pour moi afin que je le mette dans mon exposition. Étant donné qu’il ne m’a jamais répondu, je l’ai prévenu que je prendrai certaines des phrases inscrites sur son mur, d’où la pièce Inhale The Peace. Je l’ai invité au vernissage, mais il n’est jamais venu non plus et a peu à peu cessé de m’écrire. What We Play Is Life est une citation de Louis Armstrong. tandis que Prat Rat est une exposition dans laquelle je présentais un court poème écrit à la suite des deux projets susmentionnés : « Sewer rat sews his way, through dark channels made of tales. Sovereign of rats his thoughts talked loudly proud and flat. »
- Carences et toute puissance, jusqu’au 1er mars, Centre édition contemporaine, Genève.