Difficile d’imaginer que derrière ces œuvres textiles hyper-réalistes se cache tout un monde technologique, mis au service de la lumière et de la matière. De l’ordinateur à la main, Cécile Davidovici, brodeuse, et David Ctiborsky, créateur numérique, façonnent pourtant des ponts entre passé et présent, tradition et progrès. Rencontre.
Lorsqu’elle rencontre David Ctiborsky, Cécile Davidovici travaille dans le monde du cinéma et n’a pas encore fait la rencontre du fil et de l’aiguille. Pourtant, son esprit créatif l’anime : elle sait que de cette rencontre naîtra une collaboration forte, unique. Leurs univers sont différents. David Ctiborsky travaille sur un ordinateur, Cécile Davidovici sur un métier à broder. Un choc des univers qui donne lieu à des compositions hors du temps, au rendu presque caravagesque.
On en oublie l’ordi. On en oublie la technique. Seule reste la beauté. Et cette question : ne tenons-nous pas là l’association idéale entre art numérique et pratique plastique ?
Cécile, tu fais de la broderie et toi David, tu fais de la modélisation 3D. Soit deux univers complètement différents que vous parvenez à faire cohabiter. Pouvez-vous m’expliquer comment est née cette collaboration et comment est-ce qu’elle prend forme aujourd’hui ?
Cécile Davidovici : Avec David, nous nous sommes rencontrés sur un tournage à l’époque où je faisais du cinéma. Notre rencontre était donc déjà basée sur des échanges créatifs et une certaine complémentarité artistique. Lorsque j’ai découvert la broderie il y a cinq ans, il a suivi tout mon processus et l’évolution de ma technique avec un regard précieux, à la fois précis et critique. Notre envie de poursuivre notre collaboration avec ce nouveau médium a été très naturelle. David a une sensibilité et une intelligence pour construire des images qui rejoignent nos deux univers.
David Ctiborsky : Je suis un touche-à-tout. Pour tout dire, j’ai d’abord développé la modélisation 3D comme un outil complémentaire à mes autres activités artistiques. À l’origine, je ne pensais pas créer des images pour elles-mêmes. C’est une envie qui m’est venue en progressant dans ma pratique, mais surtout en observant le travail de Cécile et en imaginant ce que je pourrais lui proposer. Aujourd’hui, je crée les images que Cécile va broder : composition, couleurs, lumières. Vu de loin, il y a une grande fidélité de la broderie par rapport à l’image que je crée, et pourtant l’essence des œuvres se situe bien dans les semaines de travail méticuleux de Cécile. Cet échange, c’est ce qui nous plaît.
Ce qui est amusant, c’est qu’au-delà même du médium, vos pratiques semblent évoluer en parallèle avant de finalement réussir à se rencontrer. Toi, Cécile, tu as un atelier physique, une temporalité toute particulière due à ta pratique de brodeuse, des matériaux palpables. Quant à toi, David, tu as ce que tu nommes un « atelier virtuel » où tu crées ces fameuses images. N’est ce pas trop difficile de comprendre la façon dont travaille l’autre ?
David Ctiborsky : Ce sont les contrastes forts de nos pratiques qui nourrissent notre collaboration. On a par ailleurs deux personnalités très différentes. Je suis fasciné par la capacité de Cécile à rester assise des heures, dans un état presque méditatif, toute à son ouvrage. Son travail est un acte d’amour qui m’inspire. Moi, j’ai davantage la bougeotte, j’aime que mes différentes pratiques se nourrissent entre elles, se nourrissent de mes lectures et bien sûr du travail de Cécile. Pour créer des images, j’ai fondamentalement besoin de savoir que les gestes de Cécile arrivent après les miens et leur donnent chair. C’est avec cette promesse d’incarnation que je chéris les images, que je passe des heures à ajuster les couleurs, la lumière. Avec, constamment en tête, tout le savoir que j’ai accumulé sur ce que les fils de Cécile sont capables de rendre à partir de mon travail.
« Je ne me verrais pas créer des images qui ne passent pas in fine par le travail des doigts. »
Cécile Davidovici : Malgré les différences évidentes de nos pratiques, je crois que nous avons une grande compréhension de ce que fait et peut faire l’autre. C’est aussi grâce à cela que l’on peut se challenger et s’inspirer mutuellement. Sans doute aussi que mon expérience en tant que cinéaste nourrit mon rapport aux images créées par David.
À observer vos travaux, on pense aussi assez rapidement aux cartes perforées, d’abord utilisées dans les métiers à tisser avant d’être utilisées par IBM pour leurs ordinateurs. Pensez-vous être les héritiers de ce pont entre art, artisanat et technologie ?
Cécile Davidovici : Oui, c’est intéressant de rappeler ce lien historique entre le travail du tissu et l’informatique. Mon travail est évidemment très loin de celui du métier à tisser, programmé par des cartes perforées. Je m’approprie, je réinterprète l’image de David de manière très intuitive, en choisissant l’orientation, la longueur des points. Mon travail est finalement très proche de celui du peintre. Mais l’idée de trame est là.
David Ctiborsky : Je vois dans la culture esthétique occidentale une appétence pour la tension entre reproductibilité et possibilité d’influer sur cette reproductibilité. C’est pour ça que je trouve en effet très intéressant de relire l’histoire de l’informatique sous cet angle du métier à tisser : c’est un sujet que l’on explore par notre pratique à deux. À partir d’un moment, certain.e.s artistes ont utilisé l’informatique pour produire de l’imprévisible, du chaos apparent.
« Je me tiens encore éloigné de l’IA dans ma pratique, mais la modélisation 3D m’amène déjà aux portes de la réflexion sur le rapport ambivalent entre l’artiste et son outil. »
Aujourd’hui, l’IA me semble ouvrir une nouvelle ère esthétique, avec une inquiétante étrangeté qui raconte quelque chose de fort sur notre époque, de fascinant et d’angoissant à la fois. Il y a un lent glissement esthétique de notre rapport à l’informatique, qui pourrait être apparenté à un retournement que je trouve vertigineux. Je me tiens encore éloigné de l’IA dans ma pratique, mais la modélisation 3D m’amène déjà aux portes de la réflexion sur le rapport ambivalent entre l’artiste et son outil. Je pense que l’on vit une époque où il faut plus que jamais penser notre pratique, penser nos outils. Nous devons aussi plus que jamais utiliser notre corps et travailler la matière. C’est pour ça que, pour l’instant en tout cas, je ne me verrais pas créer des images qui ne passent pas in fine par le travail des doigts. C’est peut-être ça, le pont que l’on crée Cécile et moi, entre art et technologie.
Lorsque vous exposez, on voit surtout le résultat final, à savoir des broderies. Difficile de s’imaginer qu’il y a tout un travail numérique derrière… Pour vous, la technologie est-elle l’avenir de l’artisanat – et, par extension, du savoir-faire mis au service de l’art ?
Cécile Davidovici : En tant qu’artiste, je ne pratique pas, contrairement aux artisans, en utilisant des techniques traditionnelles. J’ai développé mes propres techniques de broderie, à force d’expérimentations, donc je ne suis pas vraiment qualifiée pour parler d’artisanat. En revanche, il est certain que la technologie devient un outil supplémentaire à ma palette grâce à l’intermédiaire de David. La modélisation 3D ouvre des possibles en termes de création visuelle : elle a par exemple été un ressort formidable pour revisiter la tradition des natures mortes, objet de notre dernière série, La vie silencieuse.
« La technologie devient un outil supplémentaire à ma palette grâce à l’intermédiaire de David »
D’ailleurs, en parlant d’exposition, comment arrivez-vous à faire comprendre aux visiteurs des galeries tout ce processus numérique, qui fait aussi partie de l’œuvre finalement ?
Cécile Davidovici et David Ctiborsky : Oui, le processus numérique fait totalement partie de l’œuvre : nous le décrivons dans les textes d’introduction à nos expositions et lorsque nous échangeons avec le public. Mais au-delà de ça, nous ne le mettons pas davantage en avant. Pour nous, la création numérique doit s’effacer en faveur de l’œuvre physique. Nous conceptualisons notre art, mais nous ne faisons pas un art conceptuel.
Pour finir, avez-vous de futurs projets de collaboration ?
Cécile Davidovici et David Ctiborsky : Nous partons faire une résidence à Florence au printemps prochain afin de créer une œuvre in situ pour un musée qui ouvrira en 2025. À cette occasion nous aimerions explorer les possibilités de la modélisation en 3D en réalité virtuelle.