Fred Forest, rencontre rétrospective avec « l’homme média Numéro 1 »

Fred Forest, rencontre rétrospective avec « l’homme média Numéro 1 »
Fred Forest à l’exposition « Archéologie du présent, investigation électronique de la rue Guénégaud »,1973 © Adagp, Paris, 2024

Perturbateur bienveillant et critique virulent des institutions, celui que l’on surnomme « L’homme média Numéro 1 » n’a cessé durant toute sa carrière d’explorer les technologies des médias de masse. De la presse à l’intelligence artificielle, en passant par la radio, la télévision, les réseaux télématiques, la réalité virtuelle, Internet ou les NFTs, Fred Forest, pionnier dans bien des domaines, s’est toujours interrogé sur la manière dont ces technologies ont révolutionné notre environnement social et médiatique. Rencontre.

À 90 ans, Fred Forest continue de bousculer le marché de l’art et le monde des médias. Pour mieux critiquer ces institutions, l’artiste iconoclaste n’a d’ailleurs jamais hésité à mettre un pied dedans : du journal Les Échos aux salles de ventes de l’hôtel Drouot, ses coups d’éclat ont marqué l’histoire. Aujourd’hui, il investit le Centre Pompidou avec l’exposition rétrospective, Fred Forest et les technologies de l’information : archives de projets vidéo et numériques, prolongée ici par une interview où le Français revient sur sept décennies de provocation.

Comment passe-t-on de contrôleur des postes à artiste exposant au Centre Pompidou ?

Fred Forest : J’ai eu deux vies. La première : je suis né en Algérie le 6 juillet 1933, pied-noir. Pendant 30 ans, j’ai travaillé pour subvenir aux besoins de ma famille. Pour ce faire, j’ai passé avec succès le concours d’Agent d’exploitation des P.T.T., une institution au sein de laquelle je suis resté 14 ans avant d’évoluer au poste de contrôleur. À cette époque, en Algérie, nous étions privés d’informations culturelles, mais cela ne m’empêchait pas de peindre dans mon coin. Pour me rapprocher de l’univers de la peinture, j’ai demandé à être muté à Vallauris, dans le sud de la France, où résidait Picasso. Grâce à l’indépendance de l’Algérie, mon vœu a été exaucé. J’ai pu ainsi baigner dans un environnement propice à la création.

Au fil du temps, je suis devenu professeur dans une école d’art à Cergy, en 1974, puis à l’université, en tant que professeur en sciences de l’information et de la communication –  un comble quand on sait que je n’ai jamais été diplômé dans cette branche. En parallèle à ces activités, j’ai donc mené une carrière d’artiste en m’intéressant continuellement aux technologies de l’information. 

FredForest
« J’ai été viré des Echos, une chance ! Sinon, j’aurais peut-être été dessinateur toute ma vie. »

Aux médias également ! On parle tout de même de vous comme d’un stratège de la communication. Pour certains, vous êtes même « L’homme média Numéro 1 ». Quels souvenirs gardez-vous de l’époque où vous travailliez pour les journaux Combat et Les Échos en tant que dessinateur de presse ? Ces deux médias ont fini par vous mettre à la porte…

Fred Forest : C’était dans les années 1960… Pour illustrer un article d’un confrère sur l’affaire des quatre frères Willot, j’ai réalisé un dessin un peu cinglant. Or, ces derniers finançaient de la pub dans le journal et ont téléphoné à Jacqueline Beytout, la PDG à cette époque, pour se plaindre… Elle m’a alors expliqué qu’elle ne pouvait pas me garder. Une chance ! Sinon, j’aurais peut-être été dessinateur toute ma vie, sans grand succès !

Space-Media ©Fred Forest

Puis, vous vous êtes intéressé aux œuvres en mouvement, une réflexion qui vous a conduit indirectement vers le succès. Celui des Space-Media

Fred Forest : À mes débuts, lorsque j’étais peintre, je considérais qu’un tableau mourait dès lors que je le signais, car il devenait alors une œuvre statique, sans possibilité d’évolution. Après avoir lu L’œuvre ouverte d’Umberto Eco, dans lequel il évoque des œuvres en évolution permanente, j’ai eu un déclic ! J’ai eu l’idée de créer des espaces blancs au milieu de ma peinture sur lesquels je pouvais projeter des diapositives à partir d’un carrousel, et ainsi faire évoluer mon tableau.

Suite à cette découverte, vous avez cherché à publier ce rectangle blanc dans un journal de renommée internationale. Était-ce en guise de farce, dans l’idée de prendre votre revanche sur les médias ?

Fred Forest : Je me suis simplement interrogé sur la notion de tableau, et ai souhaité dépasser ce cadre. J’avais en tête de publier un carré blanc dans un journal. Cela m’a pris deux ans pour y arriver. J’ai déposé 43 dossiers avant de réunir mon objectif…. En 1972, j’ai heureusement fini par être publié dans Le Monde grâce au soutien de Jacques Sauvageot qui trouvait ma démarche amusante. L’idée était que les lecteurs puissent le remplir et ainsi s’approprier le journal. Seule contrainte : pour avoir l’accord de ses supérieurs, je devais trouver un autre média qui devait s’engager à relayer l’information. C’est dire si je me suis creusé les méninges… 

À l’époque, Jacques Paoli animait l’émission Carré Bleu sur Europe 1. Il ne m’en a pas fallu plus pour tenter de le contacter et, après un long parcours du combattant, lui présenter mon idée. Il a été séduit et nous avons fait le vernissage à la radio, le jour de la publication de ce carré blanc intitulé 150 cm2 de papier journal. Il faut s’avoir qu’à l’époque, j’étais un illustre inconnu. J’ai fait toutes les démarches moi-même. C’est d’ailleurs toujours le cas aujourd’hui.

©Fred Forest

Vous n’avez pas choisi Le Monde par hasard, le journal a été votre porte d’entrée vers le succès.

Fred Forest : Le choix du Monde était effectivement très réfléchi. Le journal était distribué à l’étranger et lu par des personnes capables de comprendre mon concept. Ceci étant, je n’imaginais pas de telles répercussions. Du jour au lendemain, je suis devenu célèbre. J’ai décliné cette idée à la radio, à la télévision… Tout au long de ma vie j’ai réalisé des Space-Media ! Le 22 janvier 1972, j’ai fait en sorte que le journal de midi d’Antenne 2, la deuxième chaîne nationale de la télévision française, soit interrompu en coupant l’antenne ! Dans un monde saturé d’informations, je souhaitais livrer les gens à eux-mêmes, de manière symbolique, et ainsi les amener à réfléchir, à faire une pause. Mon intention était purement artistique, je n’avais rien à y gagner sur le plan financier, comme souvent dans mon travail artistique.

Tout au long de votre carrière, vous n’avez cessé de critiquer les médias et les réseaux de communications qui se sont développés aux rythmes des apparitions de nouvelles technologies, et qui vous fascinent également. Vous souvenez-vous de la première fois où vous avez travaillé avec la vidéo ? 

Fred Forest : À la fin des années 1960, Sony allait sortir en France le Portapak (1967), déjà disponible aux États-Unis. C’était le tout premier enregistreur vidéo portable dédié au grand public. J’y suis allé au culot. Dans leurs bureaux parisiens, j’ai rencontré des personnes intelligentes qui, voyant ma motivation, ont accepté de m’en prêter un du moment que je m’en serve. Une fois rentré dans mon appartement, situé au troisième étage d’un immeuble HLM, à l’Haÿ-les-Roses, en banlieue parisienne, j’ai commencé à filmer ce qui se passait en bas de chez moi, puis je me suis focalisé sur une cabine téléphonique. En a découlé La cabine téléphonique (1967), un documentaire sociologique désormais mythique et réalisé en temps réel, sans montage.

NFT-Archeology, 2021. ©Fred Forest

La vidéo, le téléphone, le Minitel, Internet, les réseaux sociaux… Vous avez pris part à toutes les révolutions technologiques de l’histoire des réseaux de communication. Quelle est celle qui vous a le plus inspiré ou marqué ?

Fred Forest : À chaque époque, celle qui arrivait. Aujourd’hui, c’est l’intelligence artificielle ! Dans ce domaine, j’ai tout à apprendre. Pour mon exposition actuelle, au Centre Pompidou, je souhaitais que la préface soit écrite par une IA. Malheureusement, l’idée n’a pas été retenue. Je lui avais demandé de l’écrire dans le style de Proust. À mon sens, c’était parfait. Cela dit, je tiens à préciser que l’IA m’a également déçu : je lui ai demandé à qui était marié Fred Forest et j’ai eu un tas de réponses inappropriées, alors que j’ai fait mon mariage sur Internet en 1999… C’est connu ! Grâce à un logiciel spécifique, j’ai réalisé nos avatars, le mien, celui de ma femme (l’artiste Sophie Lavaud), celui du maire… Quant aux témoins, ils étaient à distance, Eduardo Kac à Chicago, un autre à Tokyo.

FredForest
« Dans un monde saturé d’informations, je souhaitais livrer les gens à eux-mêmes, de manière symbolique, et ainsi les amener à réfléchir, à faire une pause.  »

Vous vous revendiquez comme stratège de la communication et défendez l’idée de faire de la politique à travers un art qui, selon vous, doit s’affranchir du marché de l’art. Pour dénoncer ce milieu, vous n’avez jamais songé à un autre procédé que celui consistant à l’investir ?

Fred Forest : Pour critiquer les choses, il faut avoir un pied dedans. Pour critiquer les médias et le marché de l’art, j’avais donc besoin d’en faire partie. En 1996, j’ai vendu pour la première fois au monde une œuvre numérique, à l’hôtel Drouot : un code informatique baptisé Parcelle/Réseau. Bruno Chabannes et Antoine Beaussant l’ont acquise ! Ils ont profité de cette médiatisation pour lever des fonds et créer une société de ventes aux enchères numériques. Ainsi, ils sont devenus sponsors du Centre Pompidou, avant de faire faillite. Quant à l’œuvre, elle est restée dans un ordinateur et a fini par être saisie par les huissiers [rires]. C’est un récit merveilleux qui a dépassé mes attentes. J’avais quand même gardé un exemplaire d’artiste que j’ai transformé, en 2021, en œuvre NFT-Archeology, acquise, ironie du sort, par le Centre Pompidou. Aujourd’hui, je ne comprends pas pourquoi les jeunes artistes n’arrivent pas à s’affranchir des galeries. Avec les réseaux sociaux, ils ont les moyens de le faire.

Parmi toutes vos productions, quelle est celle dont vous êtes le plus fier ?

Fred Forest : Territoire du m², indéniablement ! En 1977, je me suis lancé dans un projet intitulé Les Territoires : une critique contre la spéculation dans l’immobilier et dans l’art. J’ai acheté un terrain à la frontière Suisse de 10 m² que j’ai divisé en parcelles. Je les ai mises en vente. Chaque m² devait être un lieu d’expression par la parole, la musique, le dessin ou la critique. À partir de là, j’ai décliné cette action sous d’autres formes, à Anserville, à 50 km de Paris, où j’ai créé un lieu avec ses propres lois, puis j’ai poursuivi dans le métavers… C’est le projet de toute une vie !

À 90 ans, quels sont vos futurs projets ?

Fred Forest : Conquérir l’Amérique !

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