Omniprésente au sein du monde numérique, l’Australienne décrypte cinq de ses sources d’inspiration, à découvrir comme autant de portes d’entrée permettant de pénétrer son univers, foncièrement cybervégétal et perturbant.
De l’Australie à l’Europe, Lauren Moffatt a traversé et séjourné dans une variété de paysages et de cultures qui n’ont pas manqué de marquer sa vision. D’une façon métaphorique, elle convoque des choses imprimées dans sa mémoire et les projète dans des environnements immersifs retirés du réel, comme pour leur donner une nouvelle profondeur.
En deux mots : son univers est contemplatif et étrange. On y reconnaît des fleurs, des corps, des paysages et des milieux naturels. Surtout, on ressent le coup de pinceau de celle qui, née en 1982, a commencé par la peinture, avant de mêler son geste à l’imagerie numérique (constellée de pixels, de glitchs…), ainsi qu’à des ambiances froides, futuristes. Ce qui en résulte, des œuvres qui, d’après elle, seraient à envisager comme des « zones de friction entre le monde organique et virtuel ». C’est dire si l’Australienne et sa psyché ne se laissent pas facilement saisir. Des paradoxes la travaillent, de même que nombre d’interrogations et d’angoisses existentielles, liées à l’environnement et sa fragilité. Chez Lauren Moffatt, le recours aux technologies exprime ainsi une libération pour la créativité autant qu’une tension, une menace pour le vivant.
Il suffit d’ailleurs de discuter avec elle pour comprendre sa fascination pour ce qui l’entoure, les connexions inter-spécifiques, mais aussi cette hypersensibilité, ce désir de faire corps avec le monde. Un monde qu’elle sait aussi violent que menacé, mais dont elle parvient à extraire la beauté dans les œuvres d’autres artistes, qu’elle décrypte ici.
Un film … Tropical Malady d’Apichatpong Weerasethakul
« Je suis complètement admirative du son immersif et du rythme chez Weerasethakul. Je me perds à l’intérieur de l’expérience sensorielle comme on pourrait se perdre dans une forêt inconnue. Tropical Malady est le premier de ses films que j’ai vu. C’était à Berlin, pendant l’hiver 2014. Je venais d’y revenir après quatre années passées en France. On était alors dans le moment le plus sombre de l’hiver, quand tout est en sommeil depuis si longtemps qu’il est difficile de se rappeler à quoi ressemblent les arbres avec leurs feuilles, et que le soleil est bas sur l’horizon. Je suis allée seule au cinéma, alors que j’étais dans une sorte de bulle d’hibernation. Je bougeais et pensais au ralenti. Je me souviens que l’expérience de ce film m’a fait vibrer ; le contraste avec le monde extérieur et mon propre état intérieur était si fort que j’ai eu l’impression d’une explosion de vie, d’une sorte de courant. »
Une plante… Le pois du désert de Sturt (ou « Ngooringa »)
« Depuis toute petite, c’est l’une de mes fleurs préférées. Elle fait d’ailleurs l’objet d’un conte onirique dans la région du lac Eyre, en Australie, là d’où elle est native. Il existe de nombreuses variantes de cette histoire. Bien que je ne l’ai jamais entendue racontée par un ancêtre aborigène de cette région, dans les versions que je connais, il s’agit d’une sorte d’histoire à la Roméo et Juliette à propos d’une femme et d’un homme de tribus différentes qui tombent amoureux et s’enfuient ensemble. Plus tard, la femme est retrouvée et assassinée par son ex-fiancé, et ces fleurs poussent à l’endroit où son sang a coulé. Depuis le ciel, les esprits pleurent des larmes de deuil qui se transforment en lacs salés. Ainsi, les fleurs sont une sorte de symbole du chagrin et de la tragédie, mais d’une autre manière ; elles sont comme des phénix qui renaissent de leurs cendres. Malgré toute cette violence, cette femme persiste sous la forme de cette fleur monstrueusement belle.
Lorsque je travaille avec des fleurs, elles ne sont pas inspirées par les fleurs des natures mortes classiques ou des compositions florales. Si mon travail peut évidemment être lu de cette manière, elles sont en vérité surtout inspirées par cette sorte de rage et de cran qui peuvent exister dans quelque chose d’éphémère. »
Une musique… Sweet Love for Planet Earth de Fuck Buttons
« La musique, et en particulier la musique enregistrée, est très importante pour moi. Il faut toujours qu’il y ait de la musique ou peut-être un livre audio de science-fiction pour accompagner ce que je fais. J’ai une longue liste d’artistes qui m’accompagnent quand je travaille ou quand je marche et réfléchis – et puis il y a des souvenirs qui s’attachent inévitablement à ces musiques. Parmi elles, il y a notamment Sweet Love for Planet Earth de Fuck Buttons, un thème qui a resurgi à différents moments de ma vie au cours des quinze dernières années. Quand je me sentais particulièrement seule ou perdue… À tel point qu’il est devenu une sorte d’espace sonore de recueillement auquel je peux revenir par nostalgie. Histoire de me rappeler que tout finit par passer. »
Une expérience existentielle… Les nuits à la belle étoile
« J’ai grandi dans une région assez reculée de l’Australie, dans la ferme familiale. Plus précisément, mes origines sont à la frontière ouest du parc national de Wollomombi Falls en Nouvelle-Galles du Sud, sur les terres d’Anaiwan. La nuit, le noir est quasi totale et, avec l’altitude, les étoiles et la voie lactée sont très visibles. Pendant nos veillées au clair de lune, les yeux s’habituaient tellement à l’obscurité que l’on avait l’impression de vivre un jour extraterrestre. En grandissant, je m’éloignais de la maison de mes parents et je grimpais sur les formations rocheuses en granit pour écouter et observer les animaux qui sortaient de leur cachette : les lapins et les renards, mais aussi les échidnés et les kangourous. La nuit, la Terre devient si vivante que l’on se sent tout petit…
Je pense que mon intérêt récurrent pour les corps et leurs limites vient un peu de ce sentiment d’avoir complètement intériorisé cet espace non-humain, ou inversement, de me sentir tellement connectée au paysage que les limites de mon corps ont perdu leur signification. Il m’est arrivé de me sentir enfermée sous ma peau, celle-ci constituant une sorte de frontière artificielle entre moi et le reste du monde. »
Une oeuvre… Sky Ladder de Cai Quo-Qiang
« Actuellement, je vis à Valence, en Espagne. J’adore les mascletas et les feux d’artifice qui font partie de la tradition de la ville. Le grondement et les explosions sont chorégraphiés selon une composition spatiale qui agit sur vos os. En gros, vous l’entendez et le ressentez avec tout votre corps. Dans ces instants, je me sens connectée à l’air qui m’entoure. Je n’ai jamais assisté à l’un des feux d’artifice de Cai Quo-Qiang dans la vie réelle, mais j’adorerais le faire, en particulier les feux diurnes faits avec de la poudre colorée. Cela dit, j’ai eu l’opportunité de voir ses peintures et ses installations à la poudre à canon, qui utilisent ce même langage visuel. Je suis très intéressée par les œuvres où le processus joue un rôle important dans la signification de l’objet final. Pour ce qui est de Cai Quo-Qiang, le voyage chaotique et éphémère que produisent ses oeuvres dans les yeux du spectateur est tout simplement magnifique. J’admire beaucoup son esprit et son courage en tant qu’artiste. »