Depuis son arrivée fracassante dans notre vie, l’Intelligence Artificielle fascine autant qu’elle affole. Si la simple évocation de l’IA renvoie à un futur post-apocalyptique digne d’un film de Spielberg pour certains, d’autres y voient le potentiel sans limite d’un outil mis au service de la connaissance. Parmi eux, la grande famille du monde de l’art.
Pompéi, mars 2022. Le célèbre site archéologique italien se meut peu à peu en un territoire de science fiction. Et pour cause, un chien-robot, un robot anthropomorphe aux bras articulés et des drônes s’affairent autour des fresques antiques de la cité transalpine. Lancé en 2021, le projet RePair (« Reconstructing the Past: Artificial Intelligence and Robotics meet Cultural Heritage »), financé par l’Union européenne à hauteur de 3,5 millions d’euros, associe archéologie et nouvelles technologies dans le but d’assembler des fragments de fresques, jusqu’alors quasi impossibles à réunir.
« Quand le nombre de fragments est aussi important, avec des milliers de pièces, une reconstruction manuelle et une compréhension des connexions entre les fragments sont presque toujours impossibles, ou représentent une tâche très laborieuse et lente », explique Gabriel Zuchtriegel, directeur du Parc archéologique de Pompéi dans un communiqué.
Archéologie du futur ?
Depuis quelques mois, les archéologues travaillent main dans la main avec AI-da, premier robot artiste doté de bras mécaniques, d’un logiciel de reconnaissance numérique trois dimensions gérées par l’IA et d’un scanner haute définition. Ses propositions, d’abord validées par les spécialistes du chantier, ont ensuite été appliquées avec succès à la restauration de vestiges de la Schola Armaturarum, ainsi que celles de la Maison des peintres.
AI-da n’est d’ailleurs pas le seul automate à travailler près du Vésuve. Spot, un chien-robot conçu par les équipes de Boston Dynamics (une entreprise d’ingénierie et de robotique tout droit sortie du MIT) est le nouveau gardien des 98 hectares du chantier de Pompéi. Équipé d’une caméra couleur à 360 degrés et d’une multitude de capteurs, le canidé patrouille de jour comme de nuit à la recherche de signes d’éboulements, d’effractions ou même de “simples” érosions. Sa petite taille et sa grande souplesse lui permettent même de se glisser dans les tunnels creusés par les pilleurs d’antiquité dont la piètre sécurité ne permet pas aux archéologues de s’y infiltrer.
Un sac à puces (électroniques) et une humanoïde aux doigts de fées sur des sites de cette importance représentent-ils l’avenir de l’archéologie ? Pour Gabriel Zuchtriegel, cela ne fait aucun doute. « De nombreuses découvertes restent longtemps dans des entrepôts archéologiques, incapables d’être reconstruites et restaurées, et encore moins d’être rendues visibles du public. Avec l’aide de la robotique, la numérisation et l’intelligence artificielle, le projet RePAIR vise à résoudre un problème très ancien ».
Des œuvres restaurées, redécouvertes et reconstituées…
Moins anciennes, mais tout aussi problématiques, les nombreuses mutilations subies par La Ronde de Nuit de Rembrandt ont enfin trouvées réparations grâce à l’intelligence artificielle. Peint en 1642 suite à une commande de Cocq, bourgmestre et chef de la garde civile d’Amsterdam, le tableau a mené un début de vie paisible, accroché durant 73 ans à la Maison des Arquebusiers, siège de la milice bourgeoise, avant d’être transféré à l’Hôtel de ville d’Amsterdam pour y être installé entre deux portes. Petit problème cependant : la toile ne rentrait pas. Ni une, ni deux, les gens chargés de son déplacement se sont emparés de ciseaux et ont tout simplement découpé les pans latéraux, amputant l’ensemble de 60 centimètres jamais retrouvés. Après tout, il ne s’agit que d’une toile de Rembrandt…
La toile subit ensuite de nombreuses dégradations, au couteau en 1911 et en 1975, puis à l’acide en 1990. Un cocktail explosif pour la préservation d’une œuvre auquel s’ajoutent un verni chimique très sombre ayant altéré la couleur originelle de La Ronde de Nuit, le vieillissement naturel de la peinture et des méthodes de restauration discutables. En 2021, grâce à une intelligence artificielle venue à la rescousse, ce chef-d’œuvre malmené a enfin pu être exposé dans son intégralité au Rijksmuseum.
À l’aide d’une copie de petite taille signée Gerrit Lundens datant du XVIIe siècle et d’un ordinateur préalablement entrainé à reproduire le style de Rembrandt, l’IA a pu reconstituer les morceaux perdus, jusqu’à imiter les micro-fissures présente sur la peinture. « Pour faire en sorte que ça marche, j’ai entraîné trois réseaux neuronaux différents afin de contribuer au processus, une intelligence artificielle où nous pouvons enseigner à l’ordinateur en lui donnant des exemples. Il s’agissait de mettre l’intelligence artificielle à l’école de l’art », explique à l’AFP Robert Erdmann, scientifique du Rijksmuseum à la tête du projet.
Des procédés similaires ont été mis en place pour reconstituer Le nu solitaire accroupi de Picasso, une œuvre cachée sous Le Repas de l’aveugle, toile emblématique de la période bleue datant de 1903 et aujourd’hui exposée au Met. Découverte en 2010 par l’entreprise londonienne Oxia Palus, dont l’objectif est de « reconstituer des œuvres d’art perdues grâce à l’intelligence artificielle », cette peinture dissimulée durant 118 ans a enfin été dévoilée au grand jour, en 2021. L’IA a d’abord reconstitué le squelette de l’œuvre avant de confier le remplissage à un algorithme, nourri au style de Picasso durant des mois, qui a pu reproduire l’œuvre à la perfection, avec ses couleurs d’origine et les coups de pinceaux typiques de l’Espagnol. Imprimée en 3D sur une toile, Le nu solitaire accroupi est aujourd’hui une œuvre à part entière, plus vraie que nature.
… Et des secrets dévoilés
En plus d’assembler certaines pièces manquantes du grand puzzle qu’est l’Histoire de l’art, les récents outils informatiques mis au service des œuvres d’art permettent de créer de nouvelles expériences muséales, offrant la possibilité à des publics internationaux de découvrir des œuvres jusqu’alors inaccessibles. Peint en 1840 par Ingres, et exposé au musée Condé de Chantilly, La Maladie d’Antiochus a notamment été scanné par la société suisse spécialisée dans la numérisation d’œuvres d’art Artmyn dans son centre de Seine-Saint-Denis. Divisé en plusieurs parties, le tableau, vieux de 200 ans, a été photographié 22 656 fois en un peu plus d’une heure afin de reproduire l’œuvre en cinq dimensions. Les captures sont ensuite assemblées par des algorithmes afin d’obtenir une image interactive manipulable à l’infini… Un peu comme si on avait le tableau dans les mains ! Les grands fans d’Ingres dans l’impossibilité de visiter le musée Condé peuvent ainsi découvrir la version numérique de l’œuvre sur le site de l’institution et zoomer de manière très précise sur tous les détails de la toile.
Si ce type d’opérations s’inscrit dans un monde post-covid où les visites numériques d’exposition prennent de plus en plus de place, il permet aussi d’examiner les œuvres dans leurs moindres détails. Ce qui n’est pas pour déplaire aux collectionneurs d’œuvres d’art ! La qualité d’exception des scans permet d’affirmer de mieux en mieux l’authenticité d’une œuvre, et raconte l’histoire de toiles qui ont souvent eu mille vies. Dessins préparatoires, changements de compositions, repeints… Grâce à l’IA, l’art n’a (presque) plus de secret pour nous.