Nicolas Nova : conversation sur la persistance du merveilleux numérique

21 janvier 2025   •  
Écrit par Maxence Grugier
Nicolas Nova : conversation sur la persistance du merveilleux numérique
Portrait de Nicolas Nova ©Alicia Dubuis

Quelques jours après notre entrée dans l’année 2025 tombait une triste nouvelle : l’anthropologue et penseur contemporain Nicolas Nova, que nous venions d’interviewer à l’occasion de la parution de son nouveau livre, Persistance du merveilleux, le petit peuple de nos machines, s’éteignait à Oman (Émirats arabes unis). Stupeur et chagrin se mêlent donc à la retranscription de ses derniers mots échangés au Musée d’Ethnographie de Genève dans le calme d’un lieu qu’il adorait. Cet article nous rappelle à quel point sa vision du monde était riche et généreuse, et comme il est important de continuer à le lire pour faire vivre sa pensée.

Nicolas Nova voyait du merveilleux partout. Avec ces acuités d’observateur émérite (il est l’auteur des Exercices d’observation, dans les pas des anthropologues, des écrivains, des designers et des naturalistes du quotidien, chez Premier Parallèle), cet amateur de pérégrination urbaine ou alpine élaborait depuis des années la carte d’un territoire du merveilleux qui s’étend du bestiaire contemporain (il est aussi co-auteur du Bestiaire de l’Anthropocène avec Nicolas Maigret et DISNOVATION) aux créatures, mythes et êtres de légendes qui, à croire son dernier ouvrage, continuent de peupler nos machines.

Son esprit ludique lui faisait aborder le monde avec un regard aussi rigoureux et scientifique que juvénile et enthousiaste. Il savait dispenser ses connaissances sous toutes les formes qui l’inspiraient : le jeu (Chamonix-Sentinelles avec Sabrina Calvo et Étienne Mineur), l’essai musical (le Reggae 8bits), le journal (voir son Fragments d’une montagne, les Alpes et leurs métamorphoses) ou l’essai prospectif (Futurs ? La panne des imaginaires technologiques). Mais surtout, Nicolas Nova ne posait pas de bornes à la connaissance du monde et son interprétation. Il vivait son époque, à sa façon curieuse et généreuse. Son dernier ouvrage, Persistance du merveilleux, le petit peuple de nos machines, qui parait alors que sort simultanément la traduction en français de Bestiaire de l’Anthropocène, en est l’illustration.

Portrait de Nicolas Nova, avec la nature en arrière-fond.
Portrait de Nicolas Nova ©Céline Nidegger

Avec ton nouvel ouvrage, Persistance du merveilleux, le petit peuple de nos machines, sous couvert d’un processus de ré-enchantement des outils numériques, tu proposes une enquête approfondie des origines des terminologies et des croyances qui s’attachent à la culture numérique et à ses outils.

Nicolas Nova : Avec ce livre, je voulais dresser un panorama des entités dont nous parlons ponctuellement et de manière éparse comme des éléments de « l’infra-ordinaire du numérique », comme aurait peut-être dit Perec s’il avait vécu à notre époque. À partir d’une enquête sur ces entités, trolls, daemons, virus, fantômes dans la machine, légendes informatiques, je voulais revenir aux sources de ce vocabulaire. Pourquoi parle-t-on aujourd’hui encore de daemons quand on évoque des logiciels qui tournent en tâche de fond sur nos ordinateurs ? Pourquoi parle-t-on de trolls, de virus, de vers ? Je voyais la nécessité de faire une généalogie entre ces termes issus de l’histoire antique, de l’époque médiévale ou du romantisme du XVIIIe siècle, afin de comprendre les filiations qui unissent nos univers sociotechniques au langage et aux manifestations de la magie dans les époques antérieures.

Est-ce que l’on peut également dire que ce vocabulaire s’est répandu dans la pop culture qui a participé à la construction de cette terminologie ?

Nicolas Nova : Absolument ! C’est même parce que les ingénieurs, programmeurs et autres codeurs ont baigné dans le syncrétisme des univers médiévaux fantastiques ou de la science-fiction, via la culture des jeux de plateau et des jeux de rôles dans les années 1980, que ces logiciels et autres agents informatiques portent à présent des noms qui évoquent les univers de l’imaginaire, de l’aventure et du merveilleux, comme « magiciens », pirates, etc.

Tu es toi-même un amateur de randonnées et d’exploration. Ce sont des moments où tu réfléchis à ce qui nous lie aux territoires que l’on traverse, leurs mythes et légendes, leurs créatures merveilleuses et inquiétantes. Ton livre est-il le fruit d’une tentative de relier ces deux univers qui t’habitent : celui du numérique ultra-contemporain, du design et de l’innovation, et celui des mythes du passé ?

Nicolas Nova : En effet, même si j’ai beaucoup travaillé sur la question du numérique, je me suis aussi penché depuis quelques années sur l’étude de notre rapport au monde, en prenant comme sujet d’étude les Alpes ou la crise environnementale. En tant qu’anthropologue, cela participe d’une démarche d’observation. De fait, l’hypothèse de dire « les entités du merveilleux se retrouvent dans les machines » est directement liée à une conversation qui a eu lieu dans les Alpes avec quelqu’un qui m’expliquait que les entités du merveilleux avaient disparu des montagnes. Argument auquel je répondais qu’elles avaient peut-être migrées ailleurs.

Ce qui m’intéresse c’est d’étudier une sorte de folklore contemporain qui nous aide à donner du sens aux outils et au monde dans lequel nous vivons. Pour moi, il y a différents milieux : des territoires très transformés, comme les Alpes, et ceux du numérique. Je n’ai pas envie de créer de séparation entre ces mondes, il y a des continuités qui les relient, des croyances communes, qui participent toutes de l’alimentation de notre imaginaire.

NicolasNova
« Ce qui m’intéresse c’est d’étudier une sorte de folklore contemporain qui nous aide à donner du sens aux outils et au monde dans lequel nous vivons.  »

À la lecture de Persistance du Merveilleux, on se dit que nous vivons à une époque paradoxale. D’un côté, un culte permanent de l’optimisation et de la perfection (via les intelligences artificielles, le 4K, l’ultra HD etc.) ; de l’autre, nous évoluons sous un régime de croyances finalement assez primitives, proche d’une sorte de folie…

Nicolas Nova : L’investissement dans les technologies contemporaine – la réalité virtuelle, la détection de l’activité électrique du cerveau, les nouvelles interfaces, la 4D, le Web3, les intelligences artificielles – fait elle aussi partie d’un espace de croyance. C’est un espace de promesses technologiques, un avenir qui, pour une partie de la population, est réjouissant, soit pour des raisons économiques, soit pour des raisons de modes et d’usages. Ces croyances ne participent pas totalement de la rationalité. Quand on lit certains commentaires de scientifique sur la singularité et l’intelligence artificielle, on voit bien que même les chercheurs et les scientifiques ont des croyances, cultivent leurs mythes, font des paris sur l’avenir basés sur des hypothèses.

L’autre partie intéressante, c’est que par essence l’informatique a beau être bâtit sur des postulats très rationnels, elle est aussi liée à un certain nombre d’imaginaires et de superstitions en ce qui concerne la façon dont tout cela fonctionne. Il ne faut pas oublier qu’il s’agit de technologies de l’agentivité. Ce sont des agents qui font en sorte qu’au cœur de nos machines il y ait des éléments autonomes. Or, quand il y a autonomie, pour beaucoup, il y a vitalisme, capacité à agir. Or, lorsqu’il y a capacité à agir, il y a projection d’intentions. Cela suscite fascination, croyances, craintes, curiosité. C’est pour cela que j’ai utilisé le terme de « merveilleux » qu’il ne faut pas confondre avec le sens qu’on lui donne actuellement, c’est-à-dire quelque chose de positif ou de « joli », mais qui est plutôt à comprendre comme « mirabilia » du moyen-âge, et qui correspond à des phénomènes qui fascinent. Parce qu’ils sont curieux, mais aussi parce qu’ils s’avèrent difficilement explicables.

En noir et blanc, portrait d'un homme chauve avec un pull noir.
Nicolas Nova ©Alicia Dubuis

Dans ton livre tu dis « souhaiter réhabiliter le merveilleux qui nicherait dans les dispositifs injustement décrit comme froids, désenchantés et désespérément rationnels ». Pourquoi « injustement » ?

Nicolas Nova : Ce que j’essaie de faire avec ce livre, c’est de reconstituer la dimension du merveilleux qui s’envisage comme une couche d’appréhension complémentaire qui se mêle à celle du fonctionnement de nos machines et qui est présente à toutes les époques de l’informatique, tout en étant négligée, réduite à l’image de quelque chose de très froid et rationnel. D’un point de vue anthropologique, le fait de voir cet univers informatique comme uniquement « rationnel » me semble limité. Les usages des techniques ou la manière de vivre le monde comportent toujours une forme d’interaction avec ce monde, ou ces techniques – des interactions qui relèvent souvent de formes d’interprétations face à des éléments difficilement compréhensibles.

Je trouve injuste de juger ces interprétations et de nier la part de merveilleux et d’interprétations qui s’y attachent. Il n’y a pas de « mauvaises » façons d’envisager le monde technique dans lequel nous vivons, la part de pensée magique est aussi importante et valable que la part de rationalité. Les êtres humains n’ont pas une façon mécanique de penser le monde, nous voyons tous des signes qui relèvent plus ou moins de croyances et de subjectivité.

NicolasNova
« L’IA, c’est une sorte de monstre, dans le sens d’anomalie et de déviance ultime par rapport à une norme. »

L’informatique contemporaine est aujourd’hui massivement dominée par l’opacité – le fameux phénomène de la boite noire. Cela participe-t-il à ces croyances de moins en moins techniques et de plus en plus mystiques ?

Nicolas Nova : En effet, pour des raisons qui étaient jugées comme pertinentes, les entreprises technologiques ont participé à l’élaboration d’un design de l’usage qui rend plus fluide l’utilisation des outils numériques, afin de facilité leur adoption. Avec le temps, cela a participé à cette logique de boite noire qui oblitère la logique computationnelle qui est au cœur du fonctionnement de nos machines. L’exemple de ChatGPT est parlant : sous prétexte qu’un logiciel se comporte comme un humain avec qui l’on peut dialoguer, il s’installe une confiance relationnelle hors de propos avec ce qu’est réellement cet outil.

Dans ce bestiaire où se place l’IA selon toi ? 

Nicolas Nova : L’IA, c’est une sorte de super interface de croyance. Une sorte de monstre, dans le sens d’anomalie et de déviance ultime par rapport à une norme. Le fait, déjà, de parler d’ « intelligence artificielle », de lui donner un qualificatif qui correspond au vivant, vient questionner l’hypothèse d’une entité nouvelle, « anormale », qui serait « comme nous » mais surpuissante, et qui l’est de fait, non pas de par ses capacités mais en lien avec un imaginaire proche de celui de la science-fiction relayé par le discours médiatique. C’est notre nouveau folklore contemporain. En comparaison avec les autres entités (trolls, daemons, virus) qui ont une capacité d’autonomie plus faibles, les techniques d’IA qui ont des formes d’autonomie croissantes suscitent des formes d’interrogations ou d’effrois également croissants. Cela explique le vocabulaire du monstrueux, de la surprise et quasiment du sublime qui est utilisé dans les médias. C’est peut-être aussi une illustration d’un changement en cours dans notre façon de voir ces outils de plus en plus complexes.

  • Nicolas Nova était anthropologue des techniques, théoricien de la creolization, essayiste, écrivain voyageur, entrepreneur et enseignant-chercheur à l’HEAD – Genève, HES-SO. Cet article est dédié à toute sa famille, ainsi qu’à ses proches.
  • Persistance du merveilleux, le petit peuple de nos machines, Nicolas Nova, 240 pages, Premier Parallèle.
À lire aussi
De Jérémy Bentham à Michel Foucault : comment la philosophie du plaisir influence la création numérique ?
MiyöVan Stenis Eroticissima, 2021. Installation detail, HEK, 2021. Photo by Franz Wamhof
De Jérémy Bentham à Michel Foucault : comment la philosophie du plaisir influence la création numérique ?
Lordess Foudre, Ugo Arsac, Pierre Pauze ou encore Miyö VanStenis, tous ces artistes le prouvent : de la machine désirante à la création…
09 janvier 2025   •  
Écrit par Zoé Terouinard
Cosmogonie, textile et jeux vidéo : les 5 inspirations de Diane Cescutti
Cosmogonie, textile et jeux vidéo : les 5 inspirations de Diane Cescutti
Tissage, coding, vidéos, 3D, installations. Diane Cescutti le reconnaît volontiers : elle « pioche dans tous les sens ». En marge d’Ars…
11 septembre 2024   •  
Écrit par Maxime Delcourt
L'art de la désobéissance numérique : rencontre avec Jean-Paul Fourmentraux
“Il n’y aura plus de nuit”, 2020 ©Éléonore Weber
L’art de la désobéissance numérique : rencontre avec Jean-Paul Fourmentraux
Socio-anthropologue, critique, et théoricien de l’art français, spécialisé dans la question du rapport entre art, politique et…
12 juillet 2024   •  
Écrit par Maxime Delcourt
Explorez
À découvrir : nos 15 révélations art numérique pour 2025 (2/5)
“The Pond”, 2023 ©Shonee
À découvrir : nos 15 révélations art numérique pour 2025 (2/5)
Jusqu'au 8 février, Fisheye Immersive profite de chaque samedi pour mettre en valeur le travail de trois artistes voués à marquer 2025 de...
18 janvier 2025   •  
Écrit par Maxime Delcourt
Barthélemy Antoine-Loeff : "Je crois assez fort à la sensibilité pour entrer dans des sujets complexes"
Barthélemy Antoine-Loeff sur la banquise ©Vanessa Bell
Barthélemy Antoine-Loeff : « Je crois assez fort à la sensibilité pour entrer dans des sujets complexes »
Invité à prendre le contrôle de la 42e édition de notre newsletter éditoriale, en tant que rédacteur en chef invité, Barthélemy...
17 janvier 2025   •  
Écrit par Maxime Delcourt
French Touch : les producteurs et artistes VR à la conquête de l’Amérique
« All Unsaved Progress Will Be Lost », ©Mélanie Courtinat
French Touch : les producteurs et artistes VR à la conquête de l’Amérique
2024 a été couronnée de succès pour les portes-étendards de la VR made in France, qui se sont illustrés dans de nombreux festivals...
16 janvier 2025   •  
Écrit par Zoé Terouinard
June Kim, l'universalité de l'art au bout du fil
“Intersection” ©June Kim
June Kim, l’universalité de l’art au bout du fil
Installée à Los Angeles, June Redthread, de son véritable nom June Kim, explore les relations humaines et construit des connexions...
14 janvier 2025   •  
Écrit par Cassandre Thomas
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Nicolas Nova : conversation sur la persistance du merveilleux numérique
Portrait de Nicolas Nova ©Alicia Dubuis
Nicolas Nova : conversation sur la persistance du merveilleux numérique
Quelques jours après notre entrée dans l’année 2025 tombait une triste nouvelle : l’anthropologue et penseur contemporain Nicolas Nova...
21 janvier 2025   •  
Écrit par Maxence Grugier
NFT : 2025, l'année des collections historiques ?
©Bored Apes Yacht Club
NFT : 2025, l’année des collections historiques ?
On disait les NFT morts et enterrés. Pourtant, 2025 pourrait bien marquer le retour en grâce des collections PFP historiques...
21 janvier 2025   •  
Écrit par Zoé Terouinard
« Chaillot Augmenté » : 3 bonnes raisons d'aller découvrir le futur du spectacle vivant
“Acqua Alta”, d'Adrien M & Claire B ©Romain Etienne
« Chaillot Augmenté » : 3 bonnes raisons d’aller découvrir le futur du spectacle vivant
Les 13 et 14 février, le Théâtre Chaillot, à Paris, s’associe au TMNlab (Laboratoire théâtre et médiations numériques) pour redéfinir les...
20 janvier 2025   •  
Écrit par Zoé Terouinard
À découvrir : nos 15 révélations art numérique pour 2025 (2/5)
“The Pond”, 2023 ©Shonee
À découvrir : nos 15 révélations art numérique pour 2025 (2/5)
Jusqu'au 8 février, Fisheye Immersive profite de chaque samedi pour mettre en valeur le travail de trois artistes voués à marquer 2025 de...
18 janvier 2025   •  
Écrit par Maxime Delcourt