Artiste multimédia. Ex-étudiant des Beaux-Arts de Paris. Sélectionné pour participer à la Biennale de Venise en 2017. Pour ce qui est de la biographie, il faudra s’arrêter là. Achraf Touloub, né en 1986 à Casablanca, en dit le moins possible. Depuis que la grande collecte de data a commencé, il préfère la discrétion. Son œuvre peut se lire comme une grande stratégie de contournement des algorithmes, tant son art, en constante métamorphose, est un mode d’emploi pour se faufiler entre les grilles de l’internet. Rencontre dans un atelier qu’il a trouvé à titre provisoire, avant de disparaître de la carte, encore une fois.
Les tubes de peinture s’amoncellent dans un angle de l’atelier, bordé par une terrasse lumineuse qui donne sur la rue des Artistes, au sud de Paris. Une forte odeur chimique nous prend. « Désolé, c’est un peu le foutoir. Je vais ouvrir un peu. Je voulais mettre de l’encens mais je n’ai pas eu le temps. Je n’aère pas assez, même moi ça me donne mal à la tête parfois. » Huile de lin et essence de térébenthine jonchent aussi le sol. Ce décor colle trop bien à l’idée que l’on se fait de l’atelier d’un artiste-peintre dont l’ébullition se mesure au nombre de tâches qui maculent le sol.
Il fallait une anomalie, un bug. Sur une table repose un exemplaire de Ghost in the Shell (manga phare du genre cyberpunk qui narre les exploits d’une policière-androïde luttant contre une IA devenue criminelle). Pourquoi ? « Depuis que je suis tout petit, sa protagoniste me captive : elle n’a pas de corps. Elle est humaine, mais elle n’a pas de corps, répond Achraf Touloub. Aujourd’hui, j’ai un peu l’impression que ça va dans l’autre sens : on a des enveloppes corporelles, mais à l’intérieur, tout est de plus en plus programmé… ». À l’évidence, le cerveau de l’artiste est en constante ébullition, ricochant sans qu’on le relance sur les réflexions qui obsèdent sa pratique.
À bien regarder, autour de nous, des silhouettes nous épient. Sur les toiles en cours – de très grands formats, disposés sur tous les murs de la pièce -, des êtres fantomatiques errent : des sans-visages ; couleurs brossées en lieu et place de ce qui est censé être le siège de l’identité : âmes sans corps ou corps sans âmes ? La pratique d’Achraf Touloub se situe à la limite de la lisibilité. Sa peinture vibre et, ce faisant, s’avance vers le glitch : ce point où l’image moderne déraille, où la HD échoue. Oui mais surtout, ce point où l’image s’échappe.
Disparaître des radars
Ces toiles-là ressemblent peu à celles présentées quelques mois plus tôt à la galerie Parliament. Peut-être parce que cet artiste fait tout pour changer de patte rapidement. « Quand j’en parle à des collectionneurs, ils ont du mal à comprendre. C’est comme quelqu’un qui parle trop vite, précise-t-il. Je trouverais ça assez morbide d’être coincé dans une répétition de ce que je sais déjà faire ». Dans cette dernière exposition, Traité de Métamorphose, on découvrait des dessins à l’acrylique sur papier : amalgame de virgules, saturation de croches, Achraf Touloub, dans cette série, envahit le papier du même geste, à l’infinie, jusqu’à ce que la toile ne respire plus. Une technique inspirée des arts traditionnels non-occidentaux : « Que ce soit dans les miniatures persanes, dans les dessins traditionnels chinois ou dans les estampes japonaises, c’est toujours la virgule qui prime, contrairement à l’art occidental qui privilégie la ligne droite, qui serait une représentation de la croissance dans une perspective historique du progrès… », ajoute-t-il.
« Quand on t’a fait apparaître sur les écrans et dans la data, quand tout a été pris en photo, quand on a montré tout ce que tu faisais, que reste-t-il ? »
Cette accumulation de détails, appliqués manuellement, à l’heure de l’image générée, serait-elle une sorte de lutte contre l’IA ? Si oui, ce n’est pas sur un plan esthétique – la griffe abrupte de l’artiste paraît plus authentique que l’imagerie sans aspérité de l’intelligence artificielle -, mais plutôt sur un plan politique. Un jour, dans sa galerie berlinoise, un photographe vient prendre des images du travail d’Achraf Touloub pour servir la communication de l’exposition. Lorsqu’il ouvre son appareil photo, le focus ne s’arrête plus, il ne cesse d’avancer et de reculer, l’appareil cherche une mise au point impossible car la toile du trentenaire comporte trop d’éléments. À ce moment-là, Achraf Touloub jubile de ne pas être instagrammable : « C’est le paradoxe du fichage ! Pour un artiste, une fois que tu es identifié, fiché, tu te figes. Quand on t’a fait apparaître sur les écrans et dans la data, quand tout a été pris en photo, quand on a montré tout ce que tu faisais, que reste-t-il ? Tu n’as plus qu’à disparaître. C’est pareil, pour le citoyen comme pour les œuvres. Il y a un moment où tu subis des représentations qui te définissent. »
Les objets ont des yeux
Des corneilles se posent sur la terrasse. « À l’atelier, je vis entre Jean Baudrillard et les corbeaux », s’amuse Achraf Touloub qui écoute le philosophe à longueur de journée, pendant qu’il peint. Le froid commence à se faire sentir dans l’atelier. Le bâtiment qu’il occupe doit bientôt être détruit. L’électricité y est déjà coupée. En fin d’après-midi, l’artiste originaire de Casablanca est pris à son propre jeu : le jour baisse, ses toiles s’effacent. Là, il peut commettre des erreurs dont il ne s’apercevra que le lendemain, à la lueur du petit matin. C’est le premier atelier fixe qu’il occupe depuis de nombreuses années. Autrement, il louait des Airbnb, en France ou à l’étranger, qu’il tapissait de bâches pour éviter les tâches, et qu’il rendait plus propre qu’il n’avait trouvé – comme une scène de crime trop bien maquillée. Le changement d’adresse, l’usage de pseudonymes : encore d’autres manières pour lui de ne pas être identifiable, et d’échapper aux radars.
« Tandis qu’on en a trop vu, les caméras intelligentes, elles, expérimentent leurs premiers couchers de soleil. »
Ce régime de visibilité précaire, Achraf Touloub le revendique dans un monde saturé d’images. « À l’heure actuelle, ce n’est pas nous qui allons vers les images, ce sont les images qui viennent vers nous. Elles nous stalkent. Nous nous réveillons, elles sont déjà là, qui attendent. Les images nous regardent, ce n’est plus l’inverse », a-t-il observé. Vouloir ajouter de nouvelles images à un monde qui en déborde est d’autant plus absurde que, selon lui, l’humain est arrivé à ce stade où il veut se débarrasser du pouvoir même de voir : « On en a trop vu. On en est au point où l’humain a des dérèglements hormonaux tellement il a vu de choses. Il faudrait 15 vies pour avoir vu ce qu’on a tous vu depuis Internet. C’est très spécial comme situation. Je crois qu’on a trop perçu et qu’on voudrait ne plus voir. Après Gaza en live stream, c’est terminé. C’est pour ça qu’on passe le relais aux machines, on développe la computer vision – la perception du réel par des programmes. Tandis qu’on en a trop vu, les caméras intelligentes, elles, expérimentent leurs premiers couchers de soleil. »
Explorer la matérialité de l’art
Problème : le propre d’un artiste visuel n’est-il pas que ses œuvres soient vues ? C’est ici que les choses se compliquent. Comment exister sans se montrer ? Comment créer des images quand le monde en est saturé ? « Je pense que c’est un paradoxe plus qu’une contradiction, et c’est lui qui alimente mon travail. J’essaye de disparaître pour mieux émettre. Il y a une manière subliminale d’exister et de communiquer dans un niveau de précarité plus profond. C’est exactement ce que font les GAFAM. Ils n’utilisent pas l’intellect des gens, ils utilisent des rapports aux pulsions, aux mécanismes du cerveau », répond Achraf Touloub.
« Émettre », voilà une stratégie que déploie la galerie Parliament, un espace alternatif en partie impulsé par Achraf Touloub dont la programmation explore les limites de la matérialité de l’art : dans certaines expositions, il n’y a rien à vendre, rien à voir. À la place, on vient écouter et échanger avec des philosophes et autres intervenants en sciences humaines, et on repart avec des idées neuves.
Pour Achraf Touloub, l’art est aujourd’hui un moyen de se déprogrammer, dans une ère où notre imaginaire est tant investi par les images extérieures : « Quand je produis des images, je suis d’abord en défiance avec moi-même. Le grand atout des technologies, c’est la prédiction des comportements. Pourquoi je change autant ma pratique ? Pour cette raison. Je vais à l’encontre de ce que j’arrive à prévoir. À partir du moment où ça devient trop confortable, j’arrête. Tant mieux si ce n’est pas cohérent. Même ce que je suis en train de dire, j’espère que ce ne sera pas cohérent », conclut l’artiste. Pour la partie biographique, il faudra repasser. À l’instar de ses personnages – quand on arrive à les deviner – , Achraf Touloub reste opaque sur son passé et ses projets à venir, quand bien même, annonce-t-il, une certaine entreprise de restitution d’œuvres sur la blockchain serait prévue.