Issu d’une génération d’artistes ayant émergé avec l’apparition du Web au cours des années 1990, Grégory Chatonsky a toujours eu un coup d’avance : sur l’art numérique ou sur l’IA, qu’il manie d’un point de vue créatif depuis 2009. Rencontre avec un artiste fasciné par la disparition et convaincu qu’il est possible d’utiliser les nouvelles technologies pour revisiter/documenter l’histoire autrement.
« Souvent, on vient ici en pensant que c’est là que la magie opère. Malheureusement, la réalité est beaucoup plus terre à terre ». Lorsque l’on rencontre Grégory Chatonsky, le Franco-Canadien ne cherche pas à transformer son studio en un lieu de culte, susceptible d’entretenir le mythe de l’artiste isolé dans son atelier, en quête de l’idée divine. S’il vient au Poush, cet immense espace artistique situé à Aubervilliers, où Pierre Pauze et U2p050 ont également leurs studios, c’est uniquement pour faire de la production ou donner vie à ses sculptures. Le reste du temps, Grégory Chatonsky préfère le passer chez lui, dans la forêt de Fontainebleau. C’est là, « au milieu du minéral », qu’il semble puiser l’inspiration, au même titre que dans les livres.
Contre-atlas de l’intelligence artificielle de Kate Crawford, Aux sources de l’utopie numérique de Fred Turner, Politiser le renoncement d’Alexandre Monnin, L’inhumain de Jean-François Lyotard : après deux heures de discussion, on s’avoue fasciné par l’érudition de notre interlocuteur, indéniablement de ces artistes pour qui le processus intellectuel précède le geste créatif. Chez lui, tout est réfléchi, volontiers philosophique. Il faut dire que Grégory Chatonsky a une formation en philosophie, et qu’il reconnaît entretenir un lien particulièrement fort avec les livres. Pour preuve, il y a Internes, le premier roman en langue française à avoir été co-écrit par une intelligence artificielle, mais aussi La machine 100 têtes, où il s’est réapproprié un roman-collage dadaïste de Max Ernst (La femme 100 têtes), reprenant à l’identique les phrases placées sous les images pour les passer au filtre de l’IA, avant de peaufiner le tout grâce à différents prompts chargés de créer une cohérence esthétique, de rattacher l’expérimentation à son style. « Cela me fascinait de voir à quel point les mauvaises interprétations de Dall-E pouvaient raconter une tout autre histoire, presque une version contre-factuelle du livre de Ernst. »
Vision alternative
Grégory Chatonsky met là le doigt sur une de ses obsessions, un concept cher à sa démarche artistique : la contre-factualité, « cette propension à créer des documents qui pourraient être vrais, qui ne le sont pas mais dont on s’amuse à imaginer la possible crédibilité ». Le Franco-Canadien cite alors en exemple cette fameuse photo du pape François en doudoune blanche, avant de se focaliser sur l’un des projets ayant rythmé son année 2023 : Un été au Havre. Aux côtés de Gaël Charbau, directeur artistique du festival, Grégory Chatonsky s’est en effet lancé dans un projet « totalement foufou », étiré sur trois ans et concrétisé cette année par la réalisation de 25 fresques et 25 000 cartes postales uniques. Là encore, la démarche est inspirée d’un ouvrage (La ville qui n’existait pas d’Enki Bilal et Pierre Christin), et donne naissance à une version contre-factuelle du Havre. « C’est la première fois que je fais de l’art public, et ça a été l’occasion pour moi de travailler autant avec Alcéane, un bailleur social, afin de savoir où installer mes différentes fresques, qu’avec la mairie, ne serait-ce que pour avoir accès au fond d’archives, et l’IA ».
Pour cela, Grégory Chatonsky a notamment entraîné un réseau de neurones afin que ce dernier produise des images assez complexes, liées à l’histoire de chaque quartier. En résultent des photos de 15 mètres de haut, lourdes de 60 000 pixels (« Photoshop a pété les plombs », se réjouit-il), caractérisées par une esthétique légèrement désuète, volontairement ouvrière et héritée des vieilles affiches communistes, précisément dans l’idée de proposer une version légèrement déformer d’éléments réels. « Avec, toujours, cette espèce de forme violette un peu étrange que l’on retrouve à chaque fois et qui n’était pas volontaire à la base. L’IA me l’a proposé assez rapidement, alors j’ai prolongé l’idée. L’année prochaine, ce sont d’ailleurs ces formes que je vais réaliser en impression béton. »
Devoir de mémoire
Pour comprendre cette faculté à rendre accessible les recoins les plus biscornus de son imaginaire, il faut remonter en 1985. Grégory Chatonsky a alors quatorze ans, se dit assez punk, fasciné par le dessin, « pas du tout geek ou matheux », mais ressort du Centre Pompidou avec une conviction : l’exposition qu’il vient de voir, Les immatériaux, lui a donné envie de créer des choses avec un ordinateur. À la fin des années 1990, le jeune homme fait ainsi partie de la première génération des Beaux-Arts de Paris à passer ses diplômes sur Internet. Le Net Art devient une obsession, de même que tout ce qui crée un dialogue entre l’art et les technologies, avant qu’un deuxième événement ne vienne à nouveau chambouler ses perspectives. « Après le 11 septembre 2001, j’ai commencé à m’intéresser davantage au lien entre la technique et la matière. Je vois alors la guerre réapparaître en Occident, et je m’intéresse illico à la destruction, à la beauté des ruines, à la pollution, aux déchets, à cette notion d’extinction si présente au sein des obsessions contemporaines ».
Désormais attablé autour d’un repas, Grégory Chatonsky dit ne pas vouloir être pessimiste ou catastrophique. D’après lui, il s’agit plutôt là d’une angoisse réelle, liée à l’extinction de l’espèce humaine. « Je suis persuadé que notre suractivité sur les réseaux sociaux, que notre tendance à balancer toutes nos données sur Internet a un sens : inconsciemment, j’ai la sensation que l’on cherche à laisser un maximum de supports de mémoire afin que les futures espèces habilitées à vivre sur Terre se souviennent de qui nous étions. », précise-t-il, convaincu que l’une des principales fonctions de l’art est d’être un témoignage des civilisations disparues. Pas pour rien, finalement, si les pharaons ont accédé à l’éternité grâce aux pyramides. Pas pour rien non plus si Rome a longtemps accueilli des étudiants (en art, en architecture, etc.) souhaitant se confronter au classicisme de ses ruines.
D(IA)loguer
À la capitale italienne, Grégory Chatonsky a longtemps préféré Montréal, où il a vécu dix ans (2006-2016). Suffisamment longtemps, donc, pour acquérir la double nationalité et poser cette certitude : « Au Québec, la population est presque dix fois moins élevée qu’en France, mais il s’y passe tellement de choses incroyables. Ici, à l’inverse, des salles comme l’Atelier des lumières deviennent des lieux de référence pour parler d’immersif auprès du Ministère de la Culture, le mapping est la seule proposition numérique que l’on associe à l’art public, et les pratiques digitales sont très souvent interchangeables. Ça manque clairement de style, singulier et audacieux. Or, l’intérêt de l’art est de parler de l’époque d’un point de vue historique, pas uniquement de faire du décoratif. Si ce n’est que ça, les œuvres ne resteraient pas éternellement dans les musées ».
Sur sa lancée, Grégory Chatonsky dit même que l’art numérique n’existe plus, que c’est un concept des années 1990-2000 que le post-digital a achevé, et qu’il préfère donc s’inscrire dans le champ de l’art contemporain. Simple provocation ou réelle volonté de singulariser sa place au sein du marché de l’art, de rappeler à quiconque qu’il n’est pas enthousiaste vis-à-vis des nouvelles technologies, trop inquiet par le sous-texte politique qu’elles renferment ? Au fond, qu’importe : Grégory Chatonsky est trop curieux pour se satisfaire d’une catégorie figée.
Parmi ses derniers projets, une « technographie », un livre où il raconte sa vie par l’intermédiaire des techniques ayant jalonné son parcours artistique, et une série d’œuvres réalisée en Arabie Saoudite à Al-‘Ula qui se nommera Le rêve des pierres. Celui qui se dit fasciné par Pierre Huyghe y voit une « proposition folle, anachronique et totalement enthousiasmante. ». À 52 ans, Grégory Chatonsky n’a donc rien perdu de cette fougue adolescente, de cette fièvre créative ressentie au Centre Pompidou, et qui l’incite aujourd’hui à se lancer dans des projets improbables, uniques, dont il parle avec entrain pendant des heures. Au moment de se dire au revoir, ce n’est donc pas simplement un artiste que l’on salue, mais un esprit bouillonnant, créatif, qui accumule les projets avec l’enthousiasme d’un enfant rassemblant ses jouets.