À l’annonce des budgets faramineux annoncés par Emmanuel Macron en juin dernier, les musées se posent de plus en plus la question du numérique. Si leur discours est souvent tourné vers l’accessibilité, les institutions ne peuvent s’en contenter et doivent intégrer pleinement les nouveaux outils numériques afin de ne pas paraître, au mieux, en retard, au pire, opportunistes.
En juin dernier, à l’occasion du salon Viva Technology 2023, Emmanuel Macron annonçait le lancement d’un immense appel à projet : 200 millions d’euros vont être alloués aux technologies immersives et au métavers dans le cadre du plan France 2030. Dans le détail, 150 millions d’euros seront dédiés aux « pratiques de culture immersive et de métavers », tandis que 50 millions d’euros seront investis dans les « briques technologiques » jugées essentielles au secteur. « Nous avons les plus beaux musées du monde », s’était d’ailleurs félicité le Président à l’occasion de cette annonce.
C’est donc en toute logique que cette fierté nationale se tourne vers l’avenir, et que les musées, dont les budgets sont souvent malheureusement contraints, se ruent désormais sans retenue sur ces financements. Avec plus ou moins de légitimité. « Dans le cadre des financements France 2030, il y a beaucoup d’opportunisme dans les projets sur le métavers que nous recevons. Ce qui importe, c’est que la technologie soit au service d’un projet artistique et non l’inverse », confiait d’ailleurs Maud Franca, directrice adjointe du programme des investissements d’avenir en charge de l’économie numérique au groupe Caisse des dépôts, à nos confrères du Quotidien de l’Art.
Rompre avec l’aspect « ville-musée«
L’un des premiers enjeux du numérique dans un pays comme le nôtre est de se positionner face aux géants de la tech américains ou asiatiques. Notre force européenne (et française) reposant sur notre patrimoine, il paraît somme toute logique de voir apparaître dans le paysage muséal des lieux comme le Grand Palais Immersif, qui permettent de revisiter ces éléments patrimoniaux tout en orientant leurs choix de curation vers des projets innovants. Toujours au Quotidien de l’Art, Maud Franca explique : « Les grands sites culturels et patrimoniaux explorent ces nouveaux formats pour transmettre notre culture et avoir nos propres récits dans un monde numérique dominé par des géants américains ou chinois. Nous poussons les acteurs de la tech à travailler avec des institutions et des artistes pour ramener du sens, de la qualité artistique et de l’humain dans la technologie ».
Ainsi, la solution du métavers semble être toute trouvée afin de permettre au patrimoine de continuer à vivre sans craindre la surexploitation ou une quelconque disparition. En effet, de nombreux sites classés souffrent aujourd’hui du tourisme de masse et de la détérioration que cela implique. Pour pallier cet effet, la mise en place du « tourisme virtuel » – en passant notamment par des expositions digitales – permet d’agir soit comme un complément de la visite physique, soit comme un substitut. Nous l’avons notamment constaté pendant le Covid : le métavers permettait alors à la culture et au patrimoine de continuer de vivre au sein d’un monde qui avait soudainement cessé de tourner.
La société Emissive, spécialisée dans la réalisation d’expériences culturelles immersives, en a d’ailleurs fait son cheval de bataille et a notamment permis à des milliers d’égyptophiles de partir à la découverte de la pyramide de Khéops sans jamais quitter le sol parisien. Grâce à l’exposition ScanPyramids, présentée en 2019 à la Cité de l’Architecture, des groupes de six visiteurs ont pu bénéficier d’une visite guidée de la pyramide, ce qui n’aurait pas pu être envisageable autrement à ce moment-là de l’Histoire.
En plus de permettre à des amateurs de se rendre au musée, ces dispositifs permettent également d’élargir les publics, mais aussi de sensibiliser des passionnés de technologies à franchir les portes d’une institution culturelle. Pour preuve, on tient cette statistique : au cours des quelque mille sessions cumulées lors de la présentation de ScanPyramids, 57 % des visiteurs ont avoué ne jamais avoir mis les pieds à la Cité de l’architecture.
« « Il y a une volonté de développer une expérience vidéoludique afin d’atteindre un type de public hybride, mêlant d’un côté ceux qui vont au musée et qui seront intéressés par cette expérience, et de l’autre un nouveau public, qui normalement ne va pas au musée, mais qui pourrait être attiré par un autre type de langage » »
Car la prise en compte des publics a bel et bien son importance dans un projet immersif. C’est d’ailleurs là l’ambition de la Micro-Folie, un musée numérique implanté depuis janvier 2017 dans le quartier populaire des Beaudottes, à Sevran, qui a permis aux locaux de découvrir numériquement les chefs-d’œuvre de huit prestigieuses institutions, du Château de Versailles au Centre Pompidou, en passant par le Louvre. Un premier pas, peut-être, vers la visite en physique des ces œuvres majeures de l’Histoire de l’Art. « Les habitants des quartiers n’osent pas pousser la porte des musées », avait d’ailleurs remarqué Serge Lasvignes, ancien président du Centre Pompidou, lors d’un entretien accordé au Monde en 2017. « Nous avons organisé des visites de collections pour les jeunes qui vont à la bibliothèque publique d’information et œuvré en faveur d’une plus grande mixité sociale. Le résultat a été décevant. Toucher des populations éloignées de l’art reste un défi : c’est pourquoi il faut multiplier les angles d’attaque ».
Gare au coup de com’ !
Attention cependant à ne pas proposer de succédané numérique, au détriment d’une expérience originale ! Cette position, c’est notamment celle défendue par le peintre Gérard Garouste, fondateur de La Source, une association à vocation sociale et éducative par la pratique artistique. « Dans les banlieues, le danger (des œuvres et musées numériques, ndr) est ainsi de tromper le public, qu’il en ressorte avec l’impression d’avoir réellement vu les œuvres. » Si le propos de la Micro-Folie est bel et bien d’amener l’art de façon plus ludique dans des endroits où il est encore trop souvent absent, les musées traditionnels déjà établis comptent bien avoir aussi leur part du gâteau.
Évidemment, vouloir « démocratiser l’art » est une intention louable ; le danger serait toutefois de vouloir s’en contenter, l’argument de l’accessibilité et de la séduction d’un plus large public ne pouvant se suffire à lui-même. À titre d’exemple, insérer un jeu vidéo sans aucun sens profond dans une exposition s’apparente aux effets de fondu sur un PowerPoint : ça fait joli, mais ça ne fera pas grimper la note.
Quand le musée du Prado à Madrid a annoncé le 4 janvier 2022 le lancement d’une nouvelle initiative à destination des 34 millions de joueurs du jeu de Nintendo Switch Animal Crossing : New Horizon, l’évènement a bien évidemment fait grand bruit. Depuis l’île fictive du « musée du Prado », les joueurs pouvaient désormais scanner des QR codes afin d’obtenir des œuvres du musée à placer sur leurs propres îles, et bénéficier ainsi de visites virtuelles, sur YouTube uniquement. Problème : si l’initiative est rigolote, son intérêt est plutôt minime, hormis de faire parler du Prado dans la presse.
Buzz, vous avez dit buzz ? « C’est très spectaculaire, mais cela a peu d’effet sur la capacité à dialoguer avec le public et à l’agrandir. C’est une stratégie qui vise un public déjà acquis, qui en plus possède ou est intéressé par Animal Crossing, pour obtenir un bénéfice rapide en termes d’image. Mais ils ne se construisent pas un nouveau public, durable »,estime Luca Carruba, co-président de l’association espagnole Arsgames qui promeut et gère des projets citoyens transversaux liés aux jeux vidéo et aux nouvelles technologies. Au micro de RFI, il poursuit : « On a tendance à mettre d’un côté le public du musée, de l’autre le public du jeu vidéo… Il faut mettre en place des stratégies culturelles pour rompre ces barrières. (…) Il faut instaurer un dialogue constant avec les publics, intégrer les publics déjà existant dans ces nouvelles stratégies, sans marginaliser et sectoriser chaque public selon son point d’intérêt ».
Une médiation sur-mesure
Heureusement, les projets usant du numérique intelligemment émergent à intervalles réguliers, à l’image du Centre Pompidou et du projet Prisme 7, un jeu de plateforme ludique et pédagogique conçu par des artistes du numérique. « Il y a une volonté de développer une expérience vidéoludique afin d’atteindre un type de public hybride, mêlant d’un côté ceux qui vont au musée et qui seront intéressés par cette expérience, et de l’autre un nouveau public, qui normalement ne va pas au musée, mais qui pourrait être attiré par un autre type de langage », confient les équipes de l’institution parisienne. Après un premier niveau d’introduction, six univers de jeu permettent ainsi d’explorer une sélection de 40 œuvres emblématiques de la collection du Centre Pompidou, à travers les relations entre couleur et fonction, couleur et émotion, ou encore lumière et immersion. Une médiation sur-mesure pour les jeunes publics ou les néophytes.
Pour sa part, le musée archéologique de Naples mise également sur le jeu vidéo afin de faire découvrir ses collections, et c’est sous l’œil attentif du directeur des lieux, Paolo Giulierini, que l’expérience Father and Son permet de se glisser dans la peau d’un archéologue. On attend donc avec impatience d’avoir le recul nécessaire pour analyser les applications numériques des projets lauréats du volet Culture de France 2030.
Au programme ? Un jeu 3D immersif imaginé par l’artiste Tatiana Patchama permettant aux spectateurs de créer une exposition numérique au Frac Réunion, un projet qui vise à inciter les enfants de 8 à 12 ans à la lecture des grands classiques de la littérature française en utilisant la réalité augmentée, ou encore une plateforme d’analyse automatique de photographies par intelligence artificielle permettant de reconstituer et de rendre disponible en ligne un fonds exceptionnel et sous-exploité du Musée Guimet. C’est dire si la révolution est d’ores et déjà en marche, prête à réinventer en profondeur l’expérience muséale.