Passant du monde réel au virtuel, le chorégraphe suisse Gilles Jobin ne cesse de chercher de nouveaux terrains de jeu. Depuis 2016, les siens sont principalement fictifs et se concrétisent en 3D, les nouvelles technologies lui permettant de s’épanouir totalement dans ce domaine. Preuve en est avec Cosmogony, un spectacle dansé en studio depuis Genève et projeté en temps réel aux quatre coins du monde. Pour en connaître le fonctionnement nous sommes allés à la rencontre de son auteur, virtuellement bien sûr !
Comment vous est venue l’idée de Cosmogony, présenté début juin au Théâtre national de Chaillot ?
Gilles Jobin : J’ai réalisé Womb, mon premier film 3D en stéréoscopie, en 2016. À partir de là, j’ai commencé à avoir envie de travailler sur le volume d’un corps dans une image. Au même moment, je me suis toutefois rendu compte que la production cinématographique est coûteuse et compliquée à gérer. Quelques mois plus tard, j’ai découvert qu’il était possible de placer son propre corps dans un espace 3D, en le modifiant.
Aujourd’hui, la 3D se rapproche du spectacle vivant. Au cinéma, quand on a terminé un film, on ne peut plus le modifier, alors que ces espaces 3D sont malléables. On peut tout changer à tout moment, améliorer l’environnement et surtout conserver l’aspect live de la performance scénique. Tout cela me fascine !
Cosmogony est un spectacle novateur, vous considérez-vous comme un pionnier dans ce domaine ?
Gilles Jobin : Tous les artistes qui travaillent actuellement dans ce domaine sont des pionniers. La technologie évolue tellement vite… On peut aujourd’hui réaliser des projets qui étaient inenvisageables il y a cinq ou dix ans. Le mouvement est en train de vivre sa révolution digitale, à l’instar du son dans les années 1980 avec le sampling, puis, plus tard, avec le streaming. Pour nous, chorégraphes qui venons du monde du mouvement, l’accès à cet espace 3D est relativement récent, mais la danse a toujours été proche de la technologie. Jusqu’à maintenant, les projets étaient limités par les capacités des ordinateurs.
Avec la démocratisation de la réalité virtuelle, le nombre de projets explose. Aussi, il faut le dire, les processeurs sont aujourd’hui suffisamment rapides pour envisager une pièce comme Cosmogony. Il y a cinq ans, le rendu n’aurait pas été satisfaisant. Il n’aurait pas été possible d’avoir des mouvements aussi fluides et autant de danseurs en action.
Comment cela fonctionne ?
Gilles Jobin : Comme un jeu vidéo en ligne ! Chez lui, un joueur se connecte à un ordinateur ou à une console qui génère le jeu, puis la console se connecte à un serveur extérieur auquel elle envoie les données de position du joueur dans le jeu, de même pour les autres joueurs. Ces données sont ensuite transmises chez un joueur qui peut voir tous les autres dans l’espace 3D et en temps réel. Pour simplifier mon propos, l’univers du jeu est stocké sur l’ordinateur et les mouvements des joueurs sur un serveur externe. Nous procédons de la même façon.
Dans un jeu vidéo, les mouvements des corps sont inventés par la machine ou les concepteurs. Ici, ce sont vos propres mouvements en temps réel que nous voyons à l’écran. Comment avez-vous procédé ?
Gilles Jobin : Dans mon studio de six mètres sur cinq situé à Genève, nous sommes entourés par 42 caméras optiques qui capturent le mouvement. Ce système fabrique un squelette. Les données de ce squelette en mouvement sont envoyées sur un serveur. La salle de spectacle se connecte à ce serveur, traite et intègre ces données, puis crée un avatar en mouvement dans l’espace 3D, déjà stocké sur place. L’animation se fait sur place. Ce système nous permet d’avoir une bonne qualité et des mouvements fluides, car la transmission des données est assez faible. Ce n’est pas du vidéo streaming qui provient de Genève. La vidéo sort directement d’un ordinateur situé dans la salle où est projetée la performance.
Pour avoir une telle précision de mouvement, de combien de marqueurs devez-vous vous équiper ?
Gilles Jobin : Une cinquantaine ! Ces marqueurs réfléchissent la lumière : ils reçoivent une lumière infrarouge et la renvoie à la caméra qui enregistre la position. Toutes les caméras font de même. Ce système permet de nous situer précisément dans l’espace, et donc de situer exactement où sont nos mains, nos pieds, notre tête, etc.
« Avec cette pièce, je ne vise pas à remplacer le spectacle vivant : j’en propose simplement une autre forme. »
Finalement vos avatars sont un peu comme des marionnettes ?
Gilles Jobin : Exactement. Les marionnettes doivent toujours être en mouvement sinon elles apparaissent comme des bouts de bois accrochés les uns aux autres. Les danseurs sont les marionnettistes de leur corps. Ils doivent lui donner une présence. Aussi, les avatars ne sont pas réalistes. Le corps de l’avatar ne correspond pas forcément à celui du danseur. Il doit donc apprendre à le faire bouger.
Comment synchronisez-vous les séquences vidéos et les mouvements des danseurs ?
Gilles Jobin : C’est un espace interactif ! Les mouvements de caméras fonctionnent comme un projecteur sur une scène, où l’on envoie l’effet lumière quand le danseur est à tel moment, à tel endroit, ni avant, ni après. Le film se déroule donc en fonction de la position des danseurs.
Dans Cosmogony, le spectateur est plongé dans un monde virtuel, mais finalement il n’a pas d’interaction avec celui-ci. Avez-vous envie de développer davantage cet aspect là ?
Gilles Jobin : C’est une bonne idée, mais ce serait un autre spectacle. En réalité, je ne peux pas danser à Paris deux fois, et ensuite à Los Angeles pendant la nuit. Par contre, je peux proposer Cosmogony depuis Genève. Son format le permet. Avec cette pièce, je ne vise pas à remplacer le spectacle vivant : j’en propose simplement une autre forme. Sur le plan financier et écologique, cette pièce a beaucoup d’avantages : pas de frais d’hôtels et pas de transports polluants.
Est-ce que les circonstances de la crise de Covid-19 vous ont donné particulièrement envie de vous lancer dans ce type de projet ?
Gilles Jobin : Oui, dès la crise du Covid-19, je suis parti sur du 100% digital. Ça a complètement bouleversé ma façon de travailler et de voyager. Avant, je passais 1/3 de mon temps de travail dans les déplacements. Grâce à cette technologie, je consacre ces 30% de mon temps perdu à la création, ça fait réfléchir.
La 3D sera donc votre terrain de jeu pour les prochaines années ?
Gilles Jobin : Mon projet est avant tout chorégraphique. Seul le terrain de jeu change. Avant, je me produisais sur scène, dans des musées ou à l’extérieur ; aujourd’hui, c’est dans des espaces virtuels. Mais je vais revenir à la scène avec un projet hybride, un mélange de réalité, de captures de mouvements et de projections. La danse est sortie des théâtres depuis longtemps, elle a investi les toits, les rues, les parcs… La danse, c’est tout simplement un art de l’espace, qu’il soit réel ou virtuel.