Passé par la Fondation Louis Vuitton et les Rencontres d’Arles, Hugo du Plessix s’est formé aux arts numériques au côté de Tomás Saraceno, avec lequel il collabore pour des projets d’exposition. Chercheur, curateur et artiste, le Français, 28 ans, est persuadé d’une chose : « Nous dessinons à l’heure actuelle les premières traces préhistoriques de l’IA générative ». Ça tombe bien, nous aussi.
Mi-janvier, tu as dernièrement organisé une exposition éphémère avec la plateforme digitale DANAE, Belle époque, l’âge de l’Imagination Artificielle, en partant de l’idée que l’histoire de l’art de la fin du 20e siècle et du début du 21e siècle est intimement liée à un contexte technologique. As-tu la sensation que toute œuvre est désormais numérique ?
Hugo du Plessix : Prétendre cela serait faire injure à des pratiques traditionnelles (la peinture, le dessin, etc.), qui sont certes en interaction avec le numérique, mais qui ne l’utilisent pas en tant que tel sur le plan technique. Ce qui est certain, en revanche, c’est que le numérique transforme notre vision du monde, et que chaque innovation technologique apporte avec elle de nouvelles œuvres, invoque de nouveaux régimes esthétiques. Dans l’histoire de la peinture, par exemple, ce phénomène est moins vérifiable. L’invention du tube de peinture souple a évidemment permis aux peintres de sortir de leur atelier, donnant en quelque sorte naissance aux impressionnistes, mais les changements de pratique dus à une innovation technique sont moins nombreux, là où l’ordinateur, la blockchain, l’IA ou la production algorithmique influencent directement la pratique des artistes. Pensons par exemple aux GAN, ces images produites à partir d’une collection d’images. Ces dernières étaient très présentes en 2019-2020, ce qui n’est plus du tout le cas aujourd’hui.
Bien que cela engendre des évolutions nécessaires, n’est-ce pas un piège à éviter que de créer uniquement à partir des évolutions technologiques ?
Hugo du Plessix : Oui, bien sûr ! Le problème, c’est que l’on est actuellement face à des nouvelles technologies aux promesses vertigineuses, totalement fascinantes. Dans ce contexte, il n’est pas toujours aisé de ne pas se laisser happer par toutes ces nouveautés. Pour les artistes, tout l’enjeu est donc de trouver un équilibre entre l’utilisation des technologies (anciennes ou nouvelles) les plus appropriées à leur propos et la nécessité de savoir ce qui se crée de nouveau. C’est pour cela que l’on voit tant d’artistes opérer une veille continue des dernières innovations, de peur de passer à côté.
Plutôt que d’intelligence artificielle, tu préfères parler d’imagination artificielle. Pourquoi ?
Hugo du Plessix : Pour tout dire, c’est un concept avancé par Grégory Chatonsky, que vous connaissez bien. Derrière ce terme, il y a l’idée de dire que toutes les IA génératives fonctionnent par association d’idées, qu’elles dépendent davantage d’un mécanisme d’imagination que d’intelligence. À l’image des GAN qui associent toutes les images collectées pour en imaginer ou halluciner de nouvelles. Selon moi, ce concept définit parfaitement la manière dont le processus technique fonctionne.
Le problème d’un terme tel que « intelligence » est aussi de renvoyer au pathos de la menace, du remplacement. Et donc d’encourager les avis extrêmement craintifs, voire hostiles, au sujet de l’IA…
Hugo du Plessix : Je suis d’accord ! « Imagination artificielle » a au moins pour mérite d’augmenter le débat. D’ailleurs, ce n’est pas pour rien si le discours autour du remplacement des artistes par une IA est si limitant. La plupart du temps, on parle plus de la peur qu’elle suscite, on évoque davantage l’idée du remplacement que de l’interaction. Pourtant, il existe de véritables projets liés à l’IA dans l’art, l’agriculture ou l’écologie. Par exemple, une amie polytechnicienne travaille actuellement avec une start-up et construit des modèles plus adaptés aux rénovations énergétiques. Via l’IA, elle parvient à développer des dispositifs énergétiques plus soutenables, moins coûteux, et illustre ainsi à elle seule les possibilités d’interaction, de cocréation, avec l’intelligence artificielle.
« Vit-on actuellement la fin de l’abstraction par l’IA pour entrer dans une époque d’hyper-réalisme ? »
L’amélioration constante de l’IA ne peut-elle pas toutefois devenir une contrainte d’un point de vue créatif ? Je pense ici à la série Hyper Chips d’Albertine Meunier, qui souhaitait explorer les défauts de cette technologie et qui s’est finalement révélée plus courte que prévue du fait du perfectionnement constant et rapide de cette dernière.
Hugo du Plessix : C’est pour cela que ma dernière exposition se nomme Belle époque, dans l’idée de provoquer un questionnement : vit-on actuellement la fin de l’abstraction par l’IA pour entrer dans une époque d’hyper-réalisme ? Sachant que les textes vers images s’améliorent rapidement et se stabilisent, il est évident que l’on va être de moins en moins en phase avec ce que les artistes souhaitaient créer initialement, même s’il y a toujours des espaces pour l’abstraction ou pour travailler l’hyper-réalisme de manière intelligente.
Personnellement, je ne vois pas l’amélioration des modèles d’IA comme une limite, mais comme une invitation à interagir avec l’IA, à créer avec. Je rêve d’ailleurs d’orchestrer un dialogue entre différents bots de ChatGPT issus de mondes politiques différents. Maintenant que l’IA est capable de se souvenir de ce qu’on lui dit, je suis curieux de voir comment différents bots peuvent faire évoluer un récit.
Tu termines actuellement une mission de recherche au Centre Pompidou au sujet des expositions en ligne. Ce qui est intéressant quand on sait à quel point les arts numériques bousculent les certitudes que l’on avait sur la façon de conserver une œuvre, de l’archiver… Est-ce là un des gros challenges à relever ces prochaines années ?
Hugo du Plessix : Dans sa dernière interview pour Arte, le sociologue Bruno Latour ne s’est pas trompé en parlant de Beaubourg comme d’« un temple de la modernité », dans le sens où il n’est plus adapté à l’immédiateté, à l’instabilité des nouvelles productions contemporaines, à l’émergence des nouvelles avant-gardes. Il y a aussi la réalité des dépôts des musées, déjà extrêmement saturés. Dès lors, est-ce que ça fait sens de conserver l’art numérique comme on conserverait une peinture ? Personnellement, je n’en suis pas sûr.
À t’entendre, l’art numérique serait donc éphémère ?
Hugo du Plessix : Il l’est par nature, ne serait-ce que via l’amélioration des écrans et les changements de supports. Étant profondément lié à une histoire technologique, l’art numérique est de fait intrinsèquement lié à son obsolescence. Il est telle une rose qui finit tôt ou tard par faner… D’ailleurs, beaucoup d’œuvres de Net.art qui utilisaient Flash ne fonctionnent plus aujourd’hui, de même que des images faites en hyper HD il y a dix ans paraissent aujourd’hui extrêmement glitchées et ne ressemblent plus à rien… Tout n’est qu’une question de tendance.
« Étant profondément lié à une histoire technologique, l’art numérique est de fait intrinsèquement lié à son obsolescence. »
Puisque l’on parle de tendance, sens-tu actuellement un engouement de la part des institutions autour des œuvres générées par IA ?
Hugo du Plessix : Oui, c’est une certitude. Cela dit, je pense aussi qu’il y a un vrai saut mental à effectuer de la part des institutions, ne serait-ce que pour s’extraire de cette posture consistant à voir l’IA comme une menace. Le Centre Pompidou, par exemple, l’a bien compris en lançant un programme de conférences chargé d’explorer l’utilisation de l’IA par les artistes, de s’intéresser à son impact dans un contexte social ou économique. Il y a aussi Ask Mona, une société qui met son expertise dans l’IA générative au service des institutions culturelles afin d’améliorer l’expérience visiteur. Le problème, c’est que l’art numérique manque encore d’une institution capable de mettre en avant ses artistes, ses archives, et ainsi les valoriser. C’est évident qu’une artiste comme Louise Bourgeois soit exposée au Musée d’Art Moderne. Dès lors, pourquoi un grand nom de l’art digital ne pourrait-il pas compter sur le soutien d’un lieu tout aussi prestigieux, spécialisé dans la création numérique ?
Au fond, ce manque de valorisation n’est-il pas logique quand on sait, comme tu aimes le rappeler, que nous dessinons actuellement les premières traces préhistoriques de l’IA générative ?
Hugo du Plessix : Oui, bien sûr ! Mais cela rappelle également à quel point nous avons besoin d’une institution qui puisse documenter intelligemment ces premières traces. L’idée n’est pas forcément de les conserver, mais au moins de les raconter, d’organiser des projets de recherche autour. Avant, il y avait la Gaîté Lyrique, mais la salle parisienne a transformé son objet de missions depuis sa réouverture, ce qui pourrait paraître paradoxal quand on sait à quel point la Gaîté s’est impliquée dans les pratiques numériques bien avant que ce courant artistique ne soit identifié d’un plus large publique. L’idéal serait de prendre exemple sur la Serpentine Gallery, à Londres, qui s’est dotée d’un programme « Arts Technologies » afin de lier les savoir-faire techniques, artistiques et institutionnels.
Outre Belle époque et l’exposition À la recherche de Vera Molnár, as-tu d’autres projets en tête ?
Hugo du Plessix : J’aimerais réaliser une recherche vernaculaire de MidJourney et de Dall-E, c’est-à-dire m’intéresser à l’esthétique que les gens produisent sur ces médiums, à quels univers font-ils références dans leur prompt, etc. Par le passé, des artistes numériques s’étaient intéressés à la façon dont les gens éditaient eux-mêmes leur site web. Ça m’intéresserait aujourd’hui de savoir comme les non-artistes utilisent MidJourney dans leur pratique quotidienne. Est-ce qu’un canon esthétique se dégage ? Ces œuvres s’ancrent-elles davantage dans la science-fiction ou dans d’autres imaginaires ? Il y a là, selon moi, un énorme iceberg à révéler.