« I’m a pixel Girls in a pixel world » : le phénomène des influenceuses virtuelles

24 février 2024   •  
Écrit par Alexandre Parodi
« I'm a pixel Girls in a pixel world » : le phénomène des influenceuses virtuelles
Lil Miquela

L’ère des influenceuses générées par intelligence artificielle a commencé, c’est acté ! Mais qui se cache derrière ces modèles souvent juvéniles et séduisantes qui embarquent avec elles des millions de followers ? Bien souvent des équipes (surtout composées d’hommes) parfaitement rodées aux techniques de communication. Reportage dans les coulisses d’une tendance rentable.

« Ce serait peut-être utile de mettre en place un hashtag pour signaler qu’il s’agit d’un contenu généré par une IA. D’un autre côté cela fait plus de 25 ans que Photoshop existe, et l’on ne s’est jamais inquiétés de savoir si une image était retouchée ou non… », relève Maarten Reijgersberg, directeur de l’agence de création hollandaise Rauwcc. Barbe fournie et bagouses à tête de mort, ce cinquantenaire à l’allure rock a créé le compte d’Esther Olofsson il y a cinq ans : ici, une photo en maillot de bain sur une plage de Polynésie Française, là un selfie dans une jungle de Tasmanie, plus loin, une image d’elle nageant avec les tortues…

D’un post à l’autre, on suit les pérégrinations d’Esther à travers le monde. Longue chevelure brillante, yeux vairons, quelques taches de rousseur éparses autour du nez, difficile de croire que cette jolie trentenaire est en fait un produit de l’intelligence artificielle, symptomatique d’une époque où de plus en plus de ces modèles 3D hyperréalistes se dissimulent sur les réseaux sociaux : prenant la parole à la première personne, narrant leur quotidien, ces avatars virtuels se confondent avec les influenceuses de chair et d’os.

Esther Olofsson ©Rawcc
Esther Olofsson ©Rawcc

Le goût du fake

Si ces personnalités publiques d’un nouveau type envahissent Internet, c’est qu’il est de plus en plus facile de créer un avatar. Pour Cameron-James Wilson, tout s’est joué en autodidacte, dans sa chambre : de retour au domicile familial après quelques déconvenues avec la mode où il travaillait en tant que photographe, il télécharge le logiciel de conception 3D Daz qu’il apprend à manipuler grâce à YouTube et à ses tutos. Quelques mois plus tard née Shudu, une femme d’origine africaine à la silhouette de mannequin, au visage creux et aux pommettes hautes. Et la machine s’emballe : son ami Tokyo James (célèbre designer nigéro-britannique) partage, Naomi Campbell commente, et la top virtuelle accumule rapidement de nombreux followers – jusqu’aux 241 000 qu’elle possède aujourd’hui.

Les plus influents de ces êtres 3D sont des femmes à l’apparence flatteuse : populaires et en vogue, celles qui ont le plus d’abonnés attirent des marques souhaitant moderniser leur image – comme Lil Miquela, suivie par plus 3 millions de personnes, recrutée par BMW pour apparaître dans une publicité pour un SUV électrique. Avec des partenariats et des sommes rondelettes à la clef, la course aux followers est de mise pour ces personnalités numériques. Il paraîtrait même que l’achat de faux abonnés est monnaie courante dans le milieu.

Lisa Gen ©TomP

Poupée 3D

Certains lui prêtent des airs d’Eva Green, sans doute pour ses yeux émeraude. Avec une choucroute blonde façon Marylin, la comparaison devient moins évidente. D’une image à l’autre, Lisa Gen change de make-up, de coiffure, de vêtements, mais reste quoiqu’il arrive reconnaissable. Dans la vie, son créateur – que nous ne nommerons pas pour des raisons d’anonymat – est créateur d’effets spéciaux. Il se souvient des difficultés rencontrées à l’élaboration de cet avatar en 2011 : « Il fallait que je trouve un visage qui plaise à tout le monde. Les premières versions n’allaient pas, je devais faire la part entre perfection et imperfection. »

MarteenReijgersberg
« La plupart des influenceuses 3D sont des blondes à forte poitrine qui ne véhiculent aucun message. On ne voulait pas de ça. »

TomP (nom d’emprunt) met alors à profit une longue expérience en matière d’animation 3D, dont témoigne la liste des films auxquels il a participé : Star Trek, Jurassic World et, plus récemment, Games of Thrones – les dragons de Daenerys, c’était lui. « Le niveau le plus bas, c’est la voiture. On monte en gamme avec les créatures, et tout ce qui a des poils. En bout de course, vous avez les êtres humains de synthèse, qui demandent le niveau de maîtrise le plus élevé. » Parmi les détails les plus complexes, il y a les cheveux : six mois pour créer les crinières de Lisa. Son autre plus grand défi ? Le visage. « Pendant un certain temps, j’étais bloqué dans la “vallée dérangeante” ». Plus connue sous le nom d’« uncanny valley », cette expression désigne l’impression troublante que renvoie un visage artificiel imitant celui d’un humain sans vraiment y parvenir.

Lisa Gen ©TomP

De tous les projets d’avatar étudiés, Esther Olofsson (créée à l’aide du logiciel Stable Diffusion) est la moins réaliste. Une esthétique assumée par Marteen Reijgersberg : « L’important pour nous, ce n’est pas qu’Esther soit parfaite : on veut surtout qu’elle ait un bon storytelling. La plupart des influenceuses 3D sont des blondes à forte poitrine qui ne véhiculent aucun message. On ne voulait pas de ça. »

Avoir un corps ne suffit pas. Derrière beaucoup des avatars étudiés se cachent des équipes entières, dans lesquels on recense des experts en IA, des artistes VFX, des community managers, mais aussi des écrivains qui orientent les réponses proposées par les générateurs de textes comme ChatGPT. Esther possède ainsi sa propre biographie, qu’elle raconte en légende : née à Malmö, un père absent, venue à Rotterdam avec son amoureux jusqu’à ce qu’ils se séparent et qu’elle décide de partir explorer le monde…  « La seule chose dont elle ne parle pas, c’est de politique. C’est quelque chose que j’attends de n’importe quel autre collègue. »

Kami ©The Digiitals

Une neutralité idéologique qui n’empêche pas d’autres formes d’engagement. Alors que seulement 0,6% des mannequins de la Fashion Week automne hiver 2023-2024 entraient dans la catégorie « grande taille » (44 et plus), Cameron-James a voulu inventer des avatars plus inclusifs : plus ronde que sa consœur Shudu, Kami (vue lors de la dernière édition du Palais Augmenté) est également porteuse du syndrome de la trisomie 21. « Je l’ai conçue avec une approche quasi-scientifique. En collaboration avec l’association Down Syndrome International, on a collecté des photos de centaines de femmes qui avaient ce syndrome et on les a combinées grâce à un programme de machine learning. Par la suite, on a continué de travailler avec des personnes trisomiques afin de rédiger ses posts », détaille Cameron-James, qui compte aujourd’hui huit modèles 3D dans son agence The Digiitals, de toute morphologie et de toute ethnie, comme Galaxia, une alien à la peau turquoise. 

Galaxia ©The Digiitals

Business modèles

« Ce à quoi j’assiste, c’est une technologie qui s’humanise et se personnalise, de plus en plus. Un chatbot est toujours plus intéressant s’il est incarné par un visage. Lorsque le métavers sera fonctionnel, les entreprises devront penser à l’avatar qui les représente dans cette dimension », anticipe Marteen Reijgersberg. Pour lui, la bataille d’Esther Olofsson n’est pas sur les réseaux sociaux. Initialement créée par Rauwcc pour promouvoir un nouvel hôtel à Rotterdam en 2019, Esther Olofsson est considérée comme « l’ambassadrice de l’agence ». À terme, Marteen Reijgersberg aimerait que continue de se développer ce qu’il nomme « une renaissance de la mascotte à travers les avatars virtuels », d’où la série de conférence qu’il mène à travers le monde pour partager sa vision.

TomP
« Aujourd’hui, vous avez les photographes, les mannequins, les gens qui s’occupent de la lumière, les agences de mannequinat… Tout ça va être remplacé, c’est trop coûteux.  »

Cette perspective plutôt corpo fait exception parmi les personnalités virtuelles « rencontrés ». La plupart sont du côté de la fashion sphère, dans une zone intermédiaire entre l’influence et le mannequinat. Dans Elle, Glamour ou encore Harper Bazaar, Shudu a sa place sur les pages de papier glacé autant que n’importe quel top model traditionnel. Louis Vuitton, Fila, Paco Rabanne… On ne compte plus les marques de mode avec lesquelles elle a collaboré, séduites par son taux d’engagement, redoutable. Étrangement, tout lui va également. Il suffit simplement de respecter de manières de la faire poser : soit l’agence Digiitals fait porter les vêtements à de vrais mannequins avant de leur imprimer le visage de Shudu via un deep faking, soit les tenues sont élaborées directement en 3D.

Shudu ©The Digiitals

C’est ce dernier procédé qui fait dire à TomP que l’industrie de la mode est menacée par un raz-de-marée dont elle n’a pas encore conscience : « Aujourd’hui, vous avez les photographes, les mannequins, les gens qui s’occupent de la lumière, les agences de mannequinat… Tout ça va être remplacé, c’est trop coûteux. Avec la 3D on est entre 60 et 80 % d’économies. » Artisan de la 3D, TomP ne travaille pas avec les générateurs d’images dotés d’intelligence artificielle, trop limitant selon lui sur la liberté de cadrage et d’éclairage. Il préfère ses quatre « machines à calcul » – dans les 10 000 euros chacune –, de puissants ordinateurs qui tournent 24h/24h pour produire des images d’une extrême précision : « À la fin ça chauffe tellement bien que j’ai plus besoin de radiateur. »

Beaucoup d’effort pour peu de bénéfices : alors qu’il est en relation avec BMW pour faire paraître Lisa Gen dans un spot publicitaire il se fait doubler par Lil Miquela, jeunette de 19 ans qui a charmé plus de 2 millions d’abonnés avec ses dents du bonheur. Un compte qu’il soupçonne d’être gonflé aux faux-abonnés : « Vous regardez le nombre de réactions, les likes et les commentaires, ils sont en gros de 40 000 à 50 000 pour 1 millions de followers. En proportion, il y a quelque chose qui cloche. » Lui-même aurait déjà été approché, mais il n’a pas cédé à cette pratique. « À l’époque c’était 1000 euros les 150 000 followers. C’est de la triche, mais ça marche. » Business is business.

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