« Ça a été une révélation » : quand l’avatar ouvre l’horizon du coming out

20 avril 2023   •  
Écrit par Antonin Gratien
« Ça a été une révélation » : quand l’avatar ouvre l’horizon du coming out
“Fallout 4“ ©Bethesda Softworks

Esquiver, attaquer puis… avoir « le déclic ». En se glissant dans la peau de personnages LGBT+, certains gamers s’aventurent vers les rivages queer. Et y plongent jusqu’à découvrir, parfois, l’évidence d’une identité sexuelle encore insoupçonnée. Focus.

« Au début il y a eu un malaise, puis quelque chose d’irrésistiblement magnétique – et enfin, le tsunami », se remémore avec tendresse Aïnoha, au moment d’évoquer le « choc » de la rencontre d’Ellie. Pas une de ses camarades de lycée, non, il s’agit ici de l’héroïne du jeu vidéo The Last of Us. Un « perso de malade », célèbre pour sa badass attitude – mais aussi ses amours saphiques. « Il y a des scènes de flirt, d’érotisme et même de famille homoparentale », égrène notre interlocutrice.

Autant de ressorts scénaristiques qui l’ont « bouleversée », au point d’enclencher un coming in. « Jusque-là j’avais l’impression que les histoires de cœur me laissaient de marbre, que ça n’était pas “pour moi” ». Et puis, surprise. Sans crier gare, les séquences codées lesbiennes lui donnent « des papillons au ventre ». Face au trouble, l’étudiante soupçonne d’abord un « bug hormonal », débranche la console, puis se questionne : « et si…? ». Une copieuse série d’insomnies, quelques phases de doute aiguës et trois bons mois plus tard, la voilà qui reprend sa manette avec, en tête, une pensée claire, limpide : « j’aime les meufs ».

Depuis la révélation, un an s’est écoulé et Aïnoha vit en couple pour la première fois. Une relation « 100 % assumée » qui n’aurait « peut-être » pas vu le jour sans le personnage d’Ellie, dont elle concède à la dérobée être tombée « un peu amoureuse ». La preuve par le crush qu’en incluant de plus en plus de protagonistes queer à ses intrigues, l’industrie vidéoludique offre un terrain de jeu à la portée salutaire pour explorer, par-delà les mondes virtuels enchanteurs, la trajectoire d’identités sexuelles encore largement invisibilisées – sinon brutalement stigmatisées ?

« Faire “crac crac” entre des Sims de même sexe a été un choc »

Si le gaming a pu faire office « d’élément déclencheur » dans le parcours d’Aïnoha, c’est notamment grâce au caractère immersif de ce médium, commente le docteur en psychologie Yann Leroux. « Du moment que le timing est le bon, une musique, un film – voire un paysage – peut déclencher ce type de prise de conscience », explique celui qui se dit « geek depuis l’enfance ». Il poursuit : « Le jeu vidéo a ceci de spécifique qu’il inclut tout à la fois de la manipulation d’images 3D, des interactions avec l’environnement, un scénario entraînant… Ces mécaniques permettent au gamer d’engager, souvent inconsciemment, des processus de projection et d’identification conduisant à détecter la présence, dans l’avatar, d’éléments qui concernent aussi le joueur ».

Un « effet miroir » notamment accentué par le développement de la customisation, notamment via un panel de modification allant de la courbe des sourcils aux teintes d’éventuels tatouages. Et s’il est bien un jeu qui a su se positionner à l’avant-garde de cette personnification de pointe, c’est bien les Sims – une franchise également renommée pour avoir très tôt inclus la possibilité de relations sexuelles (woohoo, dans le jargon simlish) entre personnes du même sexe.

Melchior
« Le fait que l’homosexualité ne soit jamais pointée du doigt dans le jeu m’a amené à cultiver un rapport plus décomplexé vis-à-vis de moi. Je me suis dit : ça peut être aussi simple que ça » »

« Ça peut paraître loufoque, mais j’ai découvert mon homosexualité au début du collège en remarquant que lorsque mon avatar faisait “crac crac avec des femmes, je ne ressentais rien, alors qu’à ma première tentative “juste pour voir avec un homme, j’ai ressenti une érection irrépressible », avoue Melchior dans un souffle amusé. Ce signe « plutôt éloquent » le pousse à enchaîner les conquêtes homos in game, puis à engager son personnage dans une relation gay pérenne. « En manipulant chaque fait et gestes de mon alter ego Sims, c’est un peu comme si c’était moi qui faisait mes “premières fois. Baisers, rapports sexuels, conjugalité… J’aspirais à devenir “ce type là – mais secrètement. Comme si mes romances numériques étaient honteuses, clandestines… Petit à petit, le fait que l’homosexualité ne soit jamais pointée du doigt dans le jeu m’a amené à cultiver un rapport plus décomplexé vis-à-vis de moi. Je me suis dit : ça peut être aussi simple que ça ». Une conviction à laquelle notre interlocuteur « regrette » ne plus « oser croire », après un coming out houleux auprès d’un entourage « encore hostile aux rapports homos ».

Jeu vidéo : le safe place que l’on n’attendait plus ?

Dans une France encore endeuillée par le suicide du jeune Lucas à 13 ans en janvier dernier suite à des harcèlements homophobes, et où les actes anti-LGBT+ avaient bondi de 28 % en 2021 pour un total de 3 790 actions recensées cette année-ci, le gaming peut se draper des atours ouatés du safe place. Sorte de « lieu refuge » délesté des gravités délétères d’une discrimination sociale encore prégnante à l’encontre des personnes queer. « Le jeu vidéo est le modèle même de l’espace sécure où l’on peut être n’importe qui, n’importe quoi dans un lieu alternatif, tout en sachant que l’on peut redevenir qui l’on est en un claquement de doigt », pointe Yann Leroux. Et d’ajouter : « L’important est que cet espace des possibles ne reste pas en vase clôt, comme déconnecté du monde social, mais permette aux gamers de ramener de ce « lieu tiers » quelque chose qui les conduira vers une meilleure acceptation d’eux-mêmes ».

Les Sims ©Electronic Art

Une expérience libératrice que Rithya connaît bien. Pré-ado, ce maroquinier s’était engagé dans une « double vie ». Côté face : un quotidien de collégien populaire lambda, rythmée par des engueulades avec les parents et les beuveries entre potes « un rien virilo-rétrogrades ». Côté pile : des cavalcades fantastiques dans les terres désolées de World of Warcraft (WoW), l’un des multijoueurs online signé Blizzard, où il incarnait… Une femme. Au début, c’était juste pour « s’amuser », avant que les choses prennent une tournure plus engageante, au moment de « flirter outrancièrement » avec des joueurs masculins – sans que ceux-ci ne se doutent du subterfuge.

Une industrie ouverte à l’inclusivité sexuelle

Les heures de jeu passant, Rithya prend goût à calquer les codes stéréotypés de la gameuse : un gameplay « pas bourrin », l’usages d’émoticônes « cute ». Une drôle d’imposture, que notre illusionniste prolonge volontiers en empruntant une voix féminine durant des sessions de tchat audio. « C’était grisant de pouvoir slalomer à différentes heures de la journée entre les comportements scriptés du masculin, et du féminin », pose-t-il, non sans malice. Avant de reprendre son sérieux. Car, celui qui affirme aujourd’hui rejeter la binarité de genre cite ce « travestissement » in game comme son premier pas vers une fluidité sexuelle outé : « WoW a été une plateforme privilégiée pour tâtonner, et trouver à mon rythme l’identité sexuelle dans laquelle je me sentais à l’aise. L’occasion était d’autant plus précieuse qu’à l’époque où je jouais, vers 2004, les gamers n’avaient à peu près rien à se mettre sous la dent en matière de pas de côté vis-à-vis de la binarité de genre, et de représentations non-toxiques de persos LGBTQ+ ».

Ani Gabrielyan, chercheuse en star studies abonde : « Le jeu vidéo est longtemps resté chevillé à un imaginaire très macho et hétéronormatif, avec un male gaze notamment articulé autour de la fétichisation sexuelle de personnages féminins ». Puis le krach de l’industrie du gaming en 1983 a changé la donne. « Pour rebondir, les développeurs ont dû ouvrir leur marché en créant des « casual games » qui n’était plus exclusivement adressé aux hommes, et inclure des personnages queer ». Un phénomène dont notre experte augure « l’accentuation » dans les années à venir pour « adapter le marché à l’avancée des droits LGBTQ+ ».

Une stratégie à la portée « évidemment marketing » qui acte, aussi, la reconnaissance d’une communauté. Et laisse présager la mise en scène vidéoludique de nouvelles trajectoires queer, brossées à l’aide de technologies sans cesse plus immersives, telles que la réalité virtuelle. En la matière, Bethesda Softworks fait figure de pionnier. Que ce soit à travers le portage en VR de son hit heroic fantasy Skyrim ou du quatrième volet de sa saga SF culte Fallout, le studio américain immerge le joueur dans des univers ouvertement LGBQT+ friendly : dialogues décomplexés sur des idylles homosexuelles, représentation de familles homoparentales, possibilité de marier son avatar à un PNJ (personnage non-joueur) de n’importe quel sexe… Le tout représenté à travers des environnement synthétiques 3D, donc. Un levier innovant, qui pourrait bien élargir l’horizon des explorations introspectives in game dans une flopée de jeux futurs. Quelque part derrière leurs écrans Aïnoha, Melchior et Rithya font déjà chauffer le joystick.

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