Comment prouver que la création par IA générative ne se résume pas à un vulgaire pomme C pomme V ? Voilà sans doute l’une des questions que s’est posée l’équipe du KIKK Festival, à Namur, au moment de penser la programmation de sa nouvelle édition. Avec, en tête, l’envie de se frotter à une autre problématique, plus grande encore. Ou, du moins, plus philosophique : est-on condamné à vivre dans un monde ne sachant plus démêler le vrai du faux ?
Étrange comme des évènements se déroulant en parallèle, et situés à même pas 200 kilomètres l’un de l’autre, peuvent parfois se faire écho, sans céder pour autant au mimétisme ou au simple décalque. Alors que le Fresnoy a fait de la vingt-sixième édition de son exposition Panorama une réflexion sur la porosité entre réalité et fiction – « Toute ressemblance avec la réalité n’est pas une pure coïncidence », dit le sous-titre -, le KIKK Festival, dont Fisheye Immersive est partenaire, démêlait du 24 au 27 octobre le vrai du faux, ce qui tient du factuel ou de l’imaginaire. Voire même du disfactuel, pour reprendre un terme cher à Grégory Chatonsky et Yves Citton, dont l’article commun publié dans le dernier numéro de la revue Multitudes théorise l’émergence d’un territoire situé entre la réalité et la fiction, un monde où, grâce à l’intelligence artificielle, des récits que l’on pensait alternatifs semblent finalement exister en sourdine depuis quelque temps déjà.
Persistences rétiniennes
Davantage centré autour des possibilités permises par l’IA générative, le KIKK Festival entend toutefois provoquer le même engagement de la part du spectateur, invité ici à s’abandonner, à s’investir, à accepter d’être désorienté, troublé même, souvent. Preuve en est donnée avec SUB de Kurt Hentschläger, où l’artiste autrichien, toujours aussi impressionnant dès lors qu’il s’aventure vers des œuvres qui redonnent tout son sens au mot « immersif », plonge une nouvelle fois le spectateur dans l’obscurité totale (SOL, en 2017, affichait déjà la même ambition) afin de pousser l’expérience du phénomène de persistance rétinienne à son extrême.
Encouragé à laisser au vestiaire toutes nos certitudes quant à ce que l’on pensait savoir des notions spatio-visuelles, il faut également accepter ici d’être plongé dans le noir absolu, à peine rompu à intervalles plus ou moins réguliers par de brefs éclats de lumière intenses, qui jettent le trouble, génèrent d’étranges visions et font vivre par le corps une troublante expérience de perte de repères. « Quand j’ai découvert cette œuvre, je pensais y être rester dix ou quinze minutes, pas plus, confie Marie du Chastel, commissaire d’exposition et directrice artistique du KIKK. En fin de compte, j’y ai passé plus d’une heure, tellement j’étais hypnotisée. »
Jeux de mains
Difficile, en effet, de se remettre d’une telle vision, indéniablement la plus marquante de cette nouvelle édition du KIKK Festival, car potentiellement la plus excessive, la plus intense – la plus perturbante même, sans doute. Toute la beauté de la manifestation namuroise est toutefois de ne pas se reposer sur quelques coups d’éclat, mais bien de construire une narration à partir d’œuvres préexistantes, qui font écho à l’obsession d’une catégorie d’artistes intrigués par le potentiel des IA génératives, ses limites et ses erreurs, tout comme leur puissance démultipliée chaque jour ou presque. « On s’est longtemps dit qu’il était peut-être trop convenu ou attendu de s’intéresser à l’impact de cette technologie au sein de la création artistique, reconnaît Marie du Chastel. Il faut toutefois se rendre à l’évidence : les progrès de l’IA générative en à peine un an sont tout simplement exceptionnels, et permettent aux artistes de développer des œuvres d’une richesse incroyable. »
Injustement défini comme un évènement réservé aux professionnels, le KIKK Festival entend ainsi profiter des possibilités permises par l’intelligence artificielle pour s’adresser à tous les publics. Au Pavillon, l’exposition Stellar Scape (voir notre newsletter éditoriale #36) en atteste, de même que A Needle in a Haystack, une installation de Varvara & Mar où le duo, en plein cœur de la gare de Namur, présente un robot, aidé d’une IA, qui prend au pied de la lettre une expression connue de tous (« une aiguille dans une botte de foin ») et se lance dans une recherche perpétuelle de cette dite aiguille. Pensons aussi à l’œuvre vidéo Idle Hands de Dr Formalyst, finalement plus ludique et visuellement questionnante que profondément pointue.
Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’à quelques pas de là, au sein de l’espace Coworking, Bruno Ribeiro exploite avec Rabbithole les mêmes bugs de l’IA – la représentation des mains -, tout en se montrant plus juste et subtil dans sa réflexion, ici traduite sous deux formes : la sculpture d’une main à six doigts, tout d’abord, puis une vidéo où les références à la peinture traditionnelle s’enchaînent à un rythme épileptique, précisément dans l’idée de célébrer cette partie du corps au sein de l’histoire de l’art, tout en pointant du doigt (reste à savoir lequel…) la faillibilité des machines.
Troubler le regard
Pour l’artiste français, également invité à prendre la parole lors d’un talk rempli à ras bord (au même titre que ceux de Sofia Crespo ou Joanie Lemercier et Juliette Bibasse), il s’agit à l’évidence d’accepter le chaos au sein du processus créatif, voire même de le provoquer, quitte à engendrer de nouvelles réalités. Cette démarche, on la retrouve d’ailleurs chez Morehshin Allahyari (Moon-Faced), pour qui l’utilisation d’un modèle d’IA multimodal permet de générer une série de vidéos à partir des archives de peintures de la dynastie Qajar (1786-1925), et ainsi proposer des portraits non sexués, finalement fidèles aux traditions de la culture persane avant que celles-ci ne soient mises à mal par l’influence de la culture européenne, moins portée sur la représentation de genres non binaires.
Se jouer de réalité, donner vie à des récits alternatifs, c’est également tout le propos d’Ariane Loze, dont le film If You Didn’t Choose A, You Will Probably Choose B met en scène deux femmes trentenaires (toutes deux incarnées à l’écran par l’artiste) errant dans un Paris déserté et ayant confié les clés de leur quotidien, de leurs relations amoureuses et de leur carrière professionnelle aux choix des algorithmes et autres intelligences artificielles. Terriblement malin, le film offre une satire aussi juste qu’amusante sur la manière dont le virtuel infléchit concrètement sur nos vies. Soit peu ou prou ce que visent à formuler également Kyle McDonald et Daito Manabe avec Transformirror, une installation vidéo où l’IA analyse en temps réel – ce qui n’était pas possible avant 2023 – les mouvements des personnes placées devant l’écran, en transforme chaque silhouette et les transpose dans d’autres scénarios, pour un résultat qui ne pourrait être que ludique et troublant (qui voyons-nous vraiment ? Nous-mêmes ou une vision fantasmée ?) si l’on ne prend pas en compte le jusqu’au-boutisme et l’avant-gardisme dont font preuve ici les deux artistes. Car, oui, à l’ère de l’IA, le processus fait œuvre, tout autant que le rendu final.
Au moment de quitter Namur, un certain nombre de questions continuent donc de trotter en tête. Sommes-nous ce que nous devons être ? L’univers nous envoie-t-il des signes à interpréter, ou bien ne faisons-nous que chercher un sens à des coïncidences qui n’en ont pas ? Y-a-t-il seulement une seule et même vérité ? Via des installations monumentales, des expériences en réalité virtuelle, des dispositifs immersifs ou des œuvres qui osent la contemplation, le KIKK Festival entend visiblement démontrer l’inverse, et c’est tant mieux : c’est là le signe que des œuvres osent prendre des tournures et des partis-pris que l’on n’avait pas forcément vu arriver.