« Le monde selon l’IA » : l’expo du Jeu de Paume ouvre les portes de la 4e dimension

"Le monde selon l'IA" : l'expo du Jeu de Paume ouvre les portes de la 4e dimension
The Oasis I Deserve ©Inès Sieulle

Au centre des débats, le développement de l’intelligence artificielle suscite tour à tour émerveillement et craintes. Avec Le monde selon l’IA, le Jeu de Paume présente ce que cette technologie a de plus fascinant, sans pour autant masquer les problématiques qu’elle sous-tend.

« Depuis environ cinq ans, je travaille sur l’impact de l’IA sur la culture visuelle et les pratiques artistiques contemporaines, qui ne constituent que la partie émergée de cet iceberg complexe qu’est l’IA. Elle s’infiltre partout, jusque dans les moindres recoins de nos smartphones sans que nous en soyons conscients. Pour cette exposition, je me suis intéressé au regard que les artistes portent sur cette situation ». Les mots d’Antonio Somaini sont clairs, pleinement assumés. Pour rester au plus près de sa problématique de départ, le professeur a d’ailleurs fait appel à des commissaires associés – Ada Ackerman, mais aussi Alexandre Gefen et Pia Viewing, tous deux chercheurs au CNRS – et à des artistes ayant également la casquette de chercheurs. Pensons ici à l’américain Trevor Paglen ou à l’australienne Kate Crawford, parallèlement auteurs d’ouvrages de référence autour de l’IA.

Gros plan sur une roche.
Metamorphism, 2019 ©Julian Charrière

Cet accrochage n’a donc pas été conçu à la légère et n’effleure pas le sujet, bien au contraire : il s’agit ici de proposer un parcours qui interroge ce que signifie percevoir, imaginer, comprendre, transformer, se souvenir dans un monde sur le point d’être conquis par l’IA. Pour ce faire, le Jeu de Paume accueille quarante-trois artistes, dont dix français (Inès Sieulle, Gwenola Wagon, Erik Bullot, Jacques Perconte, aurèce vettier, etc.). « Sur le sujet, nous devons admettre que la scène française est plutôt calée », se félicite Antonio Somaini.

Notons aussi que dix de cette quarantaine d’œuvres ont été spécialement produites pour l’évènement : une nécessité, à en croire l’institution parisienne, ne serait-ce que pour éviter l’obsolescence des différentes installations, plus que jamais soumises aux évolutions rapides de la technologie.

Au milieu de la nature, un jeune homme se tient au centre d'un immense cube lumineux.
Le Féral 2024-2034, œuvre vidéo collective initiée par Fabien Giraud avec Anne Stenne et réalisée en direct par une IA en collaboration avec 32 générations d’humains, avec Grégory Chatonsky, Ida Soulard, Anna Lena Vaney, Nathalie Viot et Jules Rimbaud ainsi qu’avec la participation de Pierre Huyghe.

Une recontextualisation nécessaire

Soucieuse de poser un regard historique sur son sujet, Le monde selon l’IA s’autorise un léger bond dans le passé via des coupures de presse, des livres ou des clichés permettant de comprendre à quel point cette technologie ne débarque pas soudainement dans nos vies. Intelligemment, l’exposition remonte également jusqu’au début des années 2010, à une période où l’IA commence à se démocratiser. Dans sa première partie, elle ne se révèle pourtant jamais aussi pertinente que lorsqu’elle s’intéresse à sa dimension matérielle et environnementale, trop souvent passée sous silence, quoique la tendance semble évoluer ces derniers mois.

Une fois le propos clarifié, le parcours se poursuit, allant de l’IA analytique, sur laquelle se fondent les systèmes de vision artificielle et de reconnaissance faciale, à l’IA générative, capable de produire de nouvelles images, sons et textes. Des accents ont été mis sur la littérature, la musique et le cinéma, génératifs. À l’image de The Organ de Christian Marclay, un clavier connecté à une projection sur écran, où chaque touche déclenche une projection verticale de quatre posts simultanés, ainsi que les fréquences sonores correspondantes.

Graphique représentant tout ce que sous-tend l'IA d'une point de vue politique et environnemental.
Calulating Empires ©Kate Crawford & Vladan Joler

Un regard critique

À déambuler ainsi au sein des différents espaces et étages du Jeu de Paume, on comprend que les artistes exposés ici se soucient peu de faire l’apologie de l’IA, et s’intéressent principalement aux erreurs qu’elle commet, aux glitchs, à ses bugs au sein desquels ils viennent puiser une poésie à même de nourrir leurs œuvres. C’est notamment le cas de Poem Poem Poem Poem Poem (2024-2025). Dans cette installation qui mêle texte et son, Julien Prévieux met en lumière une faille dans la technologie du célèbre agent conversationnel ChatGPT. À ses débuts, des chercheurs un brin malicieux s’étaient amusés à lui faire répéter à l’infini les mots « poem » et « book », avant de constater, au bout d’un certain temps, que ce dernier était en train de révéler des documents ayant servi à son entraînement : des mails privés, des pages Wikipédia ou même des articles du New York Times, qui, comme tant d’autres, a fini par porter plainte.

Auteur lui aussi d’un récent ouvrage sur son corpus artistique (Codex Spatium), Julien Prévieux profite de Poem Poem Poem Poem Poem pour faire lire ces erreurs par des voix synthétiques, et ainsi parler du dysfonctionnement de ChatGPT – et donc de l’IA. Avec Mechanical Kurds, une vidéo ô combien cauchemardesque, la réalisatrice allemande Hito Steyerl met quant à elle en lumière des millions de travailleurs du clic bien réels et enclavés dans des camps de réfugiés contribuant à entraîner des modèles d’IA.

Dans un monde apocalyptique, un panneau d'affichage noir est en train de brûler.
La quatrième mémoire ©Grégory Chatonsky

Recomposer nos souvenirs

L’exposition se clôt en beauté, par une installation inédite et monumentale de Grégory Chatonsky qui se déploie dans la dernière salle. Pour la façonner, l’artiste franco-canadien s’est penché sur l’idée de la troisième mémoire théorisée par le philosophe Bernard Stiegler et qui serait gravée sur des disques, des vinyles ou encore des fichiers numériques. Toujours aussi attaché à l’idée de proposer une version contre-factuelle de notre réalité, Grégory Chatonsky forme ici une quatrième mémoire, dans un monde post-apocalyptique où seuls les centres de données et l’IA auraient survécu. Cette dernière se met alors à imaginer des passés qui auraient pu avoir lieu, mais qui ne se sont pas concrétisés, comme si elle était désormais capable de repenser notre vie et recomposer notre mémoire. Une prise de conscience vertigineuse et troublante, pour une exposition qui ne l’est pas moins.

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