Cinq ans ! C’est le temps qui aura été nécessaire à Philippe Valette pour accoucher de L’Héritage fossile, un roman graphique de science-fiction particulièrement original. Pour lui insuffler un dessin à la hauteur de ses ambitions, le bédéiste s’est tourné vers la 3D, un choix peu naturel qui s’est malgré tout imposé à lui au fil de ses travaux et de ses réflexions. Au point d’imaginer cette technique se répandre au sein du monde de la BD ?
Depuis quelques années, la 3D et la BD ont une relation ambiguë. D’un côté, il faut bien reconnaître que de nombreux dessinateurs se servent de cette technologie comme d’un outil de travail afin de façonner un modèle de base leur permettant de mieux respecter les volumes et les perspectives, tout en s’autorisant à dessiner par-dessus – traditionnel, ce geste est aujourd’hui encore considéré comme étant plus noble, notamment par les lecteurs ! De l’autre, force est de constater que peu assument y avoir recours. Fatalement, ils sont encore moins nombreux à aller jusqu’à présenter un ouvrage entièrement réalisé en 3D.
Dans ce domaine, Philippe Valette fait figure d’exception, même s’il reconnaît que le choix ne s’est pas fait du jour au lendemain. « Ce n’était clairement pas mon intention de départ. Quand j’ai présenté mon projet à Guy Delcourt (fondateur des éditions Delcourt, ndlr), il m’a tout de suite dit que pour illustrer un tel récit de science-fiction, il fallait un dessin puissant », précise-t-il. Saluons dès lors la démarche de l’éditeur français, qui n’a pas hésité ici à mettre un coup de pression nécessaire à la prise de risque, à l’audace créative.
Des références cinématographiques
Entre huis clos et road-trip, L’Héritage fossile évoque tour à tour Interstellar de Christopher Nolan, Gravity d’Alfonso Cuarón ou encore La Route de Cormac McCarthy. De belles références, certes, mais possiblement trop lourdes à assumer. Heureusement, Philippe Valette n’a pas à rougir de la comparaison : en 288 pages, l’auteur français parvient ici à construire un récit singulier, un brin métaphysique, abordant des thèmes comme l’eugénisme ou questionnant la frontière entre détermination et obstination.
« Après avoir expérimenté plusieurs logiciels, je me suis converti à Clip Studio Paint, pensé pour le dessin et la BD. On peut y importer des modèles 3D Rigged, soit leurs squelettes, et ainsi encore intervenir dessus. »
Ancien astronaute, Reiz avait un rêve : établir la toute première colonie humaine sur Geminæ, une exoplanète propice à la vie. Pour s’y rendre, il s’est embarqué, avec quelques scientifiques, dans un voyage long de 20 000 ans, mais qui, au fil des siècles, s’est révélé bien plus complexe que prévu. Désormais, seul avec sa fille Nova, Reiz chemine à la surface de cette étrange planète à la recherche des vestiges de son vaisseau.
Extension du domaine de la bulle
Pour donner une forme visuelle à cette histoire, Philippe Valette a une conviction : il ne peut renouer avec son style graphique, « assez minimaliste, notamment celui de Georges Clooney : une histoire vraie, publié en 2013. Je devais donner au dessin plus d’ampleur ». Pour ce faire, l’auteur explore la piste de la 3D. Dans un premier temps, il est surtout question de s’en servir comme d’un simple modèle de référence. Puis, plutôt que de faire le travail deux fois – la première en 3D, la seconde en dessin -, il choisit de s’adonner totalement à la 3D, aussi bien pour la création des personnages que pour celle du vaisseau et des décors, pourtant envisagés dans des styles très différents. « Suite à plusieurs problèmes de bugs et de mises à jour inappropriées sur Adobe, et après avoir expérimenté plusieurs logiciels, je me suis converti à Clip Studio Paint, pensé pour le dessin et la BD. On peut y importer des modèles 3D Rigged, soit leurs squelettes, et ainsi encore intervenir dessus ».
« Les GeoNodes redistribuent avec cohérence la répartition des cailloux. Ce n’est pas du coding, mais ça s’en rapproche. »
Dans les pages de L’Héritage fossile, les personnages dénotent avec les décors. Les premiers sont volontairement plus enfantins et simples, alors que les seconds ont été conçus dans un souci de réalisme étonnant. Pourtant, ils ont tous les deux été façonnés avec Blender, selon des processus différents. « Grâce à ce logiciel, j’ai conçu mes personnages comme des marionnettes que je pouvais articuler comme bon me semblait, mais ils ont tous une texture flat, en aplat de couleur. J’ai volontairement désactivé les options de jeux de lumière ou de dégradé. Finalement, je les ai importés directement en tant que modèle, ce qui leur confère cet aspect 2D. J’ai ensuite dessiné moi-même les expressions des visages pour plus de cohérence, ou quelques effets de surface comme des égratignures ». Pour réaliser les vues d’extérieur et d’intérieur du vaisseau, Philippe Valette use à l’inverse des effets 3D réalistes, jouant sur les jeux de lumières pour trouver la bonne ambiance, ou sur les voiles et les profondeurs, à la manière d’un Steven Spielberg remplissant souvent les pièces de fumée sur les plateaux de tournage.
Des GeoNodes pour plus de réalisme
Pour imaginer Geminæ, tel un personnage central évolutif, Philippe Valette est allé encore plus loin dans Blender. « L’Héritage fossile est en partie un road-movie sur cette planète, il fallait donc que je puisse la faire évoluer au fur et à mesure du périple. Pour cela, j’ai utilisé dans Blender des GeoNodes qui permettent de modéliser des éléments de manière procédurale. Pour simplifier, disons que j’ai créé plusieurs formes de cailloux afin de constituer une collection appliquée de manière aléatoire sur des plaques en réglant la densité. Ensuite, j’ai donné à ses plaques un relief bien spécifique. Les GeoNodes redistribuent ainsi avec cohérence la répartition des cailloux. Ce n’est pas du coding, mais ça s’en rapproche. »
Par déformation professionnelle, Philippe Valette appréhende la BD comme un film d’animation. Ainsi, il met en scène ses personnages 3D dans ces cases. « Je pense mes histoires comme des cadres, et non comme des pages. En tournant autour, je pouvais expérimenter plus facilement qu’avec le dessin et les cadrer comme avec une caméra, cherchant le bon angle, la bonne perspective, la bonne focale sur eux, d’autant que l’action se déroule en partie en apesanteur, détaille-t-il, passionné et conscient de développer là une technique qui n’est pas simple à mettre en image. Plusieurs fois, j’ai dû revenir dessus, car ça ne fonctionnait pas. Les perspectives n’étaient pas bonnes… En fin de compte, ça a tout de même été un gain de temps ». Loin d’être gratuite, cette technique singulière sert parfaitement ce récit de science-fiction, constitué de pleines pages muettes dont les décors et les ambiances en disent plus long que des pages de texte. Satisfait, et il peut l’être, Philippe Valette dit toutefois ne pas vouloir renouveler l’expérience à tout prix. Faut-il encore, comme ici, qu’elle se justifie !
- L’Héritage fossile de Philippe Valette, 288 pages, Delcourt Collection Neopolis.