À la Biennale Némo, les apparences sont trompeuses

À la Biennale Némo, les apparences sont trompeuses
“Virtual Embalming - Isabelle Huppert” ©Frederik Heyman,

Déployée entre le CENTQUATRE-Paris et vingt institutions franciliennes, la 5ème édition de la Biennale Némo questionne via sa thématique (« Je est un autre ») la notion d’identité, dont les contours ne cessent de bouger à l’ère du numérique. Rimbaud avait-il raison ?

Catfishing, avatars, IA… Il suffit de se balader un peu sur son ordinateur pour se rendre compte que « Je » peux vite être « un autre ». Si le concept est né dans les mots de Rimbaud, il prend aujourd’hui un tout autre sens lorsque les artistes s’emparent de la vingtaine de lieux franciliens prêts à les accueillir dans le cadre de la 5ème édition de la Biennale Némo. Un déploiement XXL au centre névralgique pourtant bien défini : le CENTQUATRE, centre culturel hybride du 19ème arrondissement parisien. 

Il faut dire que les anciennes pompes funèbres de la capitale ont une énergie toute particulière, qui ne peut qu’encourager toutes formes de créativité. Danseurs extatiques, comédiens passionnés, plasticiens inspirés… Tout ce beau monde se rejoint dans une cacophonie unique, où le temps ne semble plus répondre aux mêmes lois. Quel meilleur endroit, dès lors, pour questionner l’identité et expérimenter de nouvelles manières de penser et de créer ?

Produire de nouveaux discours

« Partir du futur pour remonter vers le passé, en s’arrêtant sur le présent ». C’est par ces mots que Gilles Alvarez, directeur artistique de la manifestation, définit la mission de Némo. Un voyage dans le temps ponctué par trois étapes : « Demain est déjà écrit », « Archéologie du temps présent » et « Comment en est-on arrivé là ? », où s’enchaînent pas moins de 8 expositions, 24 spectacles et un cycle « arts & sciences » autour de l’œuvre du cinéaste Christopher Nolan.

avant la nuit dernière, Christian Rizzo, 2016 ©Quentin Chevrier-Biennale Némo 2023
avant la nuit dernière, Christian Rizzo, 2016 ©Quentin Chevrier-Biennale Némo 2023

Si, depuis 2015, la Biennale Némo a pris la bonne habitude de rythmer les fins d’années des amateurs d’art numérique, cette édition a une saveur tout à fait particulière. La faute, peut-être, à la démocratisation fulgurante des pratiques liées aux outils digitaux et à l’avènement récent de l’IA. « Le numérique est devenu un art lorsqu’il a commencé à générer ses propres formes de narration, de représentation, qui ne peuvent exister qu’à travers lui », confie Gilles Alvarez à nos confrères de Télérama. « Cela ne veut pas dire que l’homme n’intervient pas, mais que quelque chose lui échappe. Où commence et où finit l’œuvre d’art ? L’intelligence artificielle pose la question de manière encore plus criante. »

Au sein de notre ère post-covid, où la science est entrée de plein fouet dans nos foyers, l’art fusionne de plus en plus avec ce champ, apparaissant comme le médiateur idéal pour permettre au commun des mortels de se familiariser avec de nouvelles pratiques desquelles il peut se sentir tenu à distance au sein de son quotidien. C’est là toute la noblesse de Némo, toute la beauté de son postulat de départ : s’appuyer sur le regard aiguisé d’artistes avant-coureurs afin de faire état de la société actuelle. Une société au sein de laquelle flirtent machines et humains, nous incitant à questionner deux notions : celle de l’identité, ou plutôt de l’essence humaine (et, plus précisément encore, notre « essence individuelle »), et celle de notre rapport aux robots et aux IA.

Sève élémentaire de Fabien Léaustic, 2023 ©Quentin_Chevrier-Biennale Némo 2023

Man VS Machine

La déambulation débute avec Ataraxie, une œuvre de Maxime Houot faite de rangées de lasers remplissant l’espace de faisceaux de lumière rouge, et explorant le vide de l’inconnu pour questionner nos façons de vivre. Même entourés de dizaines d’autres spectateurs, c’est seul que l’on expérimente l’immersion, de façon presque thérapeutique. Les yeux encore habitués à l’obscurité, on retourne dans la cour et l’on se plante, hypnotisé, devant Avant la nuit dernière, œuvre cinétique monumentale de Christian Rizzo, avant de réfléchir à sa propre individualité et son rapport à la technologie devant le troupeau de moutons-téléphones de Jean-Luc Cornec (TribuT). Cette fois, c’est certain, nous sommes dans le bain. L’expérience Némo peut commencer.

Première étape du parcours, « Demain est déjà écrit » nous plonge dans un futur plus ou moins dystopique, où trois œuvres explorent ce drôle de rapport que l’homme entretient avec la science. Un titre généré par ChatGPT qui suggère, selon l’IA, que « le destin est prédéterminé, quels que soient les choix et les actions dans le présent ». Pas bien optimiste le chatbot… C’est toutefois avec un réel enthousiasme que l’on y retrouve une création inédite de Fabien Léaustic (Sève élémentaire) nous immergeant dans un laboratoire où les spectateurs sont libres de livrer leur ADN et de créer des hybrides à partir de matériaux génétiques d’autres individus, de végétaux ou d’animaux, tandis qu’une autre installation – I.C.U. (Intensive Care Unit) – traite du tourisme spatial via un hôpital pour robots à travers lequel l’artiste québécois Bill Vorn met en scène l’aliénation par l’appropriation artistique des technologies de la robotique.

I.C.U (Intensive Care Unit) ©Bill Vorn

Plus loin, « Archéologie du temps présent » se penche sur la fascination qu’exerce la technologie sur l’homme… pour le meilleur, et pour le pire. Réseaux sociaux, jeux vidéo mais aussi métavers, deepfake ou IA sont décortiqués au travers des sept œuvres composant cette partie. Quand Robbie Cooper nous montre des visages d’adolescents complètement hypnotisés par leurs jeux vidéo selon un traitement presque préraphaélite (Immersion), Cristina Galàn nous plonge avec PAUL dans une sorte de Truman Show géant, dénonçant au passage une société où la productivité et l’apparence prennent le pas sur la substance. Autre coup de coeur, Lifer Heritage du quatuor Montaine Jean, Clare Poolman, Jeanne Rocher et Etta Marthe Wunsch, qui s’intéresse aux sorts des avatars virtuels du jeu emblématique du début du millénaire, Second Life, et se demande ce que sont devenus ces penchants digitaux dont plus personne ne s’occupe.

Enfin, l’exposition se conclut sur « Comment en est-on arrivé là ? », une sorte de retour en arrière, qui nous invite à replonger dans le passé pour comprendre le futur et, surtout, le présent. Ainsi, l’on repense aux mots soufflés par Gilles Alvarez lors du lancement de cette nouvelle édition, et l’on se dit que les frontières temporelles sont bel et bien poreuses. La boucle est bouclée.

À lire aussi
Franck Vigroux & Antoine Schmitt : 3 astuces pour comprendre l’essence de la performance live !
“CASCADES” ©Quentin Chevrier
Franck Vigroux & Antoine Schmitt : 3 astuces pour comprendre l’essence de la performance live !
Franck Vigroux (musicien) et Antoine Schmitt (plasticien et artiste numérique) ont imaginé “CASCADES”, un magnifique live où le public…
05 octobre 2023   •  
Écrit par Adrien Cornelissen
Collectif Coin - Et le pixel fut !
« Ataraxie », @KIKK Festival 2022.
Collectif Coin – Et le pixel fut !
Depuis plus de 10 ans, Collectif Coin a fait de la création d’installations monumentales, déclinées en performances, sa spécialité….
30 mai 2023   •  
Écrit par Adrien Cornelissen
« La technologie ne m'intéresse que pour me connecter à la nature » : rencontre avec Neil Harbisson, pionnier du cyborg art
Portrait de Neil Harbisson ©Dilip Bhoye
« La technologie ne m’intéresse que pour me connecter à la nature » : rencontre avec Neil Harbisson, pionnier du cyborg art
Depuis 2004, Neil Harbisson vit et crée avec une antenne implantée dans le crâne. Alors qu’il s’apprête à exposer ses nouveaux travaux au…
25 août 2023   •  
Écrit par Maxime Delcourt
Explorez
"Le futur est déjà là", l’expo qui alerte sur notre devenir-machine
“Robot mon amour #4”, série “Cyborgs #16”, 2015 ©France Cadet
« Le futur est déjà là », l’expo qui alerte sur notre devenir-machine
Quelle relation l’être humain entretient-il avec la machine, hier mécanique, aujourd’hui algorithmique ? L’exposition “Le futur est déjà...
14 octobre 2024   •  
Écrit par Benoit Gaboriaud
Apophénies, interruptions : l'expo qui célèbre l'union de la créativité humaine et artificielle
"Black Ship", 2024, Mural © Auriea Harvey.
Apophénies, interruptions : l’expo qui célèbre l’union de la créativité humaine et artificielle
Du 25 septembre 2024 au 6 janvier 2025, en collaboration avec KADIST, le Centre Pompidou devient le terrain d’expérimentation d’artistes...
04 octobre 2024   •  
Écrit par Marie Baranger
Panorama 26, aux frontières du réel
“Nature naturante”, de In Vitro ©Quentin Chevrier
Panorama 26, aux frontières du réel
Toujours aussi radicale et puissante, l’exposition annuelle de l’école du Fresnoy, à Tourcoing, entend cette...
01 octobre 2024   •  
Écrit par Maxime Delcourt
Festival Scopitone : l'insurrection qui vient
“Crowd Control” ©Clemens von Wedemeyer
Festival Scopitone : l’insurrection qui vient
Du 18 au 22 septembre, que ce soit au rythme de la musique, à travers l'art ou via des actes militants, à Nantes, la dernière édition du...
27 septembre 2024   •  
Écrit par Zoé Terouinard
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Premier contact : Mary-Audrey Ramirez en 3 infos essentielles
Portrait de Mary-Audrey Ramirez ©Tamara Lorenz/Martinetz Gallery
Premier contact : Mary-Audrey Ramirez en 3 infos essentielles
Être artiste, c’est permettre la rencontre avec une œuvre, une pensée, un thème, une esthétique. Pour ce faire, il faut d’abord, du côté...
Il y a 3 heures   •  
Écrit par Zoé Terouinard
INDEX, le laboratoire qui mène ses enquêtes en 3D
Image extraite de l'enquête d'INDEX sur l'éborgnement de Jean-François Martin par un tir de LBD, le 28 avril 2016 à Rennes ©INDEX
INDEX, le laboratoire qui mène ses enquêtes en 3D
Les reconstitutions 3D pourraient-elles jouer un rôle prépondérant dans les enquêtes sensibles ? ONG d’investigation indépendante...
05 novembre 2024   •  
Écrit par Benoit Gaboriaud
Maison des Métallos : pourquoi il ne faut pas rater la rétrospective d'Adrien M & Claire B
“Dernière minute” ©Adrien M & Claire B
Maison des Métallos : pourquoi il ne faut pas rater la rétrospective d’Adrien M & Claire B
Alors qu'“En amour” mettait brillamment en scène l'histoire d'un couple qui se délite, voilà que la Maison des Métallos, à Paris, propose...
05 novembre 2024   •  
Écrit par Zoé Terouinard
De Paris à Zurich, 10 expos d’arts numériques à voir en novembre 2024
“Limbophobia” ©Wen-Yee Hsieh/GIFF
De Paris à Zurich, 10 expos d’arts numériques à voir en novembre 2024
Avant d’être plongés, peut-être malgré nous, dans la magie de Noël, les expositions du mois de novembre se chargent de nous immerger dans...
04 novembre 2024   •  
Écrit par Zoé Terouinard