Il n’y a pas encore si longtemps, celles et ceux qui s’intéressaient de près ou de loin aux arts numériques n’avaient que ce mot-là à la bouche : NFT (de l’anglais Non-Fungible Token). Dans la blockchain, certaines ventes ont dépassé les millions de dollars, avant que l’enthousiasme ne retombe fin 2022 et que tout le monde se mette à annoncer la mort de cette technologie. Pourtant, un réel enthousiasme se fait toujours sentir, notamment auprès des institutions culturelles, des marques et du monde du luxe. Pourquoi ? Comment ? Enquête.
Lors de la crise du Covid-19, alors que le monde de l’art est à l’arrêt, les NFT, inventés en 2014, prennent leur véritable envol. En 2021, c’est même l’hystérie collective : la célèbre maison Christie’s se constitue une collection, Martin Scorsese finance intégralement son dernier film, A Wing and a Prayer (2023), en NFT, Ubisoft lance Quartz, une plateforme sur laquelle des joueurs peuvent en acheter… Le NFT est alors synonyme de spéculation. Or, dès 2022, le marché s’effondre et fait perdre au NFT son attrait économique – son seul atout, à en croire nombre de ses détracteurs.
D’autres, en revanche, y voient encore et toujours une possible révolution, palpitante, comme le souligne Elisabeth Karolyi, curatrice pour le hub 1703 et notamment de l’exposition Le Portrait à l’aube du Web3, réinvention d’un genre, au We are club, à Paris : « Les gens qui espéraient tirer profit de cette technologie sont partis. Le marché a atteint une forme de maturité. Il n’y a que les meilleurs qui restent, si j’ose-je dire. Je suis persuadée que le Web3, la blockchain et le métavers sont faits pour durer. Le grand public n’est pas encore prêt, mais les jeunes de 18 ans s’y familiarisent aisément. Ils ont certaines facilités à interagir dans le monde virtuel, et il est certain que le NFT grandira avec eux (un propos similaire à celui des conservateurs du Centre Pompidou, rencontrés il y a quelques mois, ndlr). Cette technologie a apporté un grand bol d’air frais au sein de l’histoire de l’art ».
« La technologie NFT reste innovante et pertinente pour les institutions qui ont globalement toutes très envie de digitaliser leur relation avec le public »
Finalement, cette crise semble se révéler être un mal pour un bien. Co-fondatrice & CEO de Keru Project, société spécialisée dans les NFT pour les institutions culturelles, Hélène Quintin partage cet avis : « Cette période de trouble est constructive. La technologie NFT a un bel avenir. On s’en rend compte tous les jours. Les institutions y sont toujours sensibles, et il y a fort à parier que le NFT, à court terme, devienne un moyen transparent pour l’utilisateur. C’est ce vers quoi nous tendons. Le terme ne sera peut-être plus employé, mais la technologie a de forte chance de perdurer ».
Œuvre d’art ou souvenir digital ?
Au fond, qu’est-ce qu’un NFT ? Rappelons ici qu’il s’agit tout simplement d’un certificat de propriété et d’authenticité, sécurisé et traçable sur la blockchain, d’une œuvre digitale ou digitalisée. Hélène Quintin précise : « La blockchain est un livre ouvert. Tout le monde peut lire ce qui est inscrit dessus. Toutes les transactions y sont répertoriées ».
Mais alors que le marché s’est effondré – du moins, c’est ce que l’on croyait jusqu’à il y a encore quelques jours -, pourquoi les institutions et les marques continuent-elles de s’y intéresser, comme Disney qui vient de lancer une collection de pin’s au format NFT ? Hélène Quintin : « Pour les institutions culturelles avec qui nous travaillons (le musée d’Orsay, l’aquarium Museum de Liège, le Château de Chantilly…), le NFT a plusieurs intérêts, mais il permet essentiellement de créer du lien avec leur public et d’en toucher un autre, plus jeune. Crise économique ou pas, ce sera toujours d’actualité. Le NFT est un souvenir digital souvent associé, dans le cadre de nos clients, à des avantages. Par exemple, avec le musée d’Orsay, à l’occasion de l’exposition Van Gogh À Auvers-Sur-Oise : Les Derniers Mois, nous avons mis au point (avec Tezos) deux NFTs en édition limitée dans l’idée de les associer à des avantages : une entrée à vie au musée, des invitations à des vernissage… etc. ».
À se fier aux différents chiffres annoncés çà et là (sur ensemble de près de 73 200 collections de NFT, certains experts estiment que plus de 69 700 n’auraient plus aucune valeur, soit 95% d’entre eux…) tout laisse à penser que des institutions telles que le musée d’Orsay se sont lancées trop tard dans la course aux NFTs, lesquels provoquent désormais davantage de méfiance que d’enthousiasme. Pour certain.e.s spécialistes, en revanche, c’est au contraire le meilleur moment. Car, si le NFT a perdu son aspect spéculatif, il reste un excellent moyen de communication, une manière pour les institutions d’attirer – du moins, l’espèrent-elles – un public plus jeune, et surtout de le fidéliser. « La technologie NFT reste innovante et pertinente pour les institutions qui ont globalement toutes très envie de digitaliser leur relation avec le public », précise Hélène Quintin.
Sensibiliser et fidéliser
À observer la tendance des derniers mois, il y a d’ailleurs un fait qui ne souffre d’aucune contestation : les institutions, les marques et même les hôtels s’y mettent. Dernier exemple en date ? Le Molitor Hotel & Spa Paris MGallery, qui a mis en vente une série de NFTs issus d’un découpage de trois œuvres de street artistes ayant repeint trois cabines de change de sa piscine. La particularité de cette proposition ? Inclure quelques avantages, comme la possibilité de rencontrer un des artistes dans son atelier ou d’assister à une gigantesque pool party.
« Le NFT est un souvenir digital souvent associé, dans le cadre de nos clients, à des avantages. »
Sur le plan du numérique, Keru va encore plus loin. Au-delà des œuvres digitalisées ou des œuvres digitales spécialement conçues par des artistes, l’agence fait entrer l’IA en jeu : « Dans certains cas, nous proposons au visiteur de repartir avec un souvenir personnalisé, souligne Hélène Quentin. Imaginons qu’il vienne de voir une exposition sur Manet. Nous lui soumettons alors un petit questionnaire sur le sujet qui nous permet de connaître ses goûts : sa couleur ou sa fleur préférée. En fonction de ses réponses, une plateforme d’art génératif couplée à l’IA lui créera son tableau fantasmé de Manet sous forme d’un NFT ».
Pour sa part, Elisabeth Karolyi, dont le hub 1703 a pour objectif, entre autres, de concevoir des expositions d’art numérique en collaboration avec des marques, distingue deux types de NFT : les collectibles et les œuvres d’art : « Les fameux Bored Ape, représentant des personnages à tête de singe, ou les CryptoPunks, des personnages pixelisés créés par ordinateur, sont des collectibles ; on les collectionne comme des timbres ou des stickers Panini. Les marques comme Renault, Nike ou autres, en développent un certain nombre. Les NFT « œuvre d’art » sont en revanche réalisés par des artistes. Ils sont uniques ou produits en édition limitée, comme les photographies. Même si les profiles pictures sont des collectibles, elles font néanmoins débat dans le milieu de l’art où se pose la question de leur statut d’œuvres d’art ».
Ce questionnement n’a rien d’anodin : il illustre en quelque sorte le mystère qui entoure l’univers NFT, en même temps que l’intérêt qu’il suscite. Qu’importe, dès lors, si le marché est actuellement en crise : à en croire les personnes rencontrées ici, les NFTs renaîtront quoiqu’il en soit de leurs cendres, sous un jour nouveau, probablement sous une forme moins soumise à la spéculation, mais tout aussi plébiscitée par les marques, les institutions culturelles et le monde du luxe. Le changement de paradigme est d’ores et déjà en cours, ne reste plus qu’à en prendre conscience.